Le silence des agneaux assourdit le chant du cygne

Le silence des agneaux

7 Lug 31 -  @Ronan Ethelsha

Cela faisait plusieurs jours que Revna foulait à nouveau le sol de Fedja, cette île autrefois presque étrangère et chargée de mystère. Ses retrouvailles avec Elowen, cette femme au visage toujours aussi claire dans ses souvenirs, la troublait bien plus qu’elle ne l’admettait. En silence, elle observait le paysage qui l’entourait, les côtes rocailleuses balayées par le vent salé, les ruelles aux pavés craquelés et les ombres indéchiffrables qui planaient au-dessus des âmes de Fedja.
Jamais elle n’aurait imaginé que son retour sur l’île qui l’avait vu naître s'accompagnerait d’une immersion au sein du cercle obscur des mages de l’opale noire, ni d'une proximité troublante avec une prétendante au trône. Tout cela dépassait son entendement et grandissait dans son esprit comme un rêve qui n’en finissait pas, un tourbillon de secrets et de pouvoirs dont elle ignorait les codes. Elle, Revna, l’ancienne servante, n’avait jamais eu d’autres ambitions que celles dictées par la survie : une chaleur dans l’âtre, un repas frugal, une paix fragile dans un monde sans merci. À peine arrivée sur cette terre, et déjà elle s'y sentait étrangère, prisonnière de questions pour lesquelles elle n’avait aucune réponse.

Les regards des mages de l’opale noire glissaient sur elle comme des ombres, scrutateurs et distants. Elle ressentait, avec une étrange douleur, qu’elle n’appartenait pas à cet univers où se tissaient les intrigues de cour et les promesses de pouvoir. Et pourtant, Elowen, semblait l’avoir invitée, comme on tend la main à un ami. Était-ce là un hasard, ou une destinée contre laquelle elle ne pouvait lutter ?

Revna gravit donc lentement les marches de la demeure des Ozova, s’éloignant discrètement de l’effervescence des couloirs pour gagner un lieu où le silence régnait en maître : la bibliothèque. Elle n’avait rien dit à personne. À vrai dire, elle ne voulait pas éveiller les soupçons ou donner matière aux murmures. Pourtant, quelque chose d’impérieux la poussait vers cet espace, comme si les réponses qu’elle cherchait étaient dissimulées parmi les vieux livres et les parchemins poussiéreux. Elle portait une tenue de servante, discrète et sobre. Sa robe de laine épaisse, d’un gris tirant sur le bleu, s’ajustait à sa taille sans ostentation, rappelant qu’elle n’était là que pour servir. Le tissu, bien que modeste, avait quelque chose de réconfortant. Revna y voyait une armure contre les regards intrusifs. Elle avait rassemblé ses longs cheveux d'un blond solaire en une natte serrée qui descendait le long de son dos, veillant à ce qu’aucune mèche ne se libère de cette rigueur. Tout en elle aspirait à se fondre dans le décor, à devenir une ombre parmi les ombres.

La blonde s’immobilisa en franchissant le seuil de la bibliothèque, surprise de voir une silhouette déjà installée parmi les allées silencieuses. Assis près de l’unique fenêtre où le jour se faufilait en un filet pâle, un homme feuilletait avec lenteur les pages d’un grimoire dont la couverture portait des marques d’usure. Les doigts de Revna se crispèrent brièvement sur le tissu de sa robe, mais elle s’efforça de se composer une attitude calme et polie. Elle inclina légèrement la tête en guise de salut. « Messire, » murmura-t-elle d’une voix douce, n’osant troubler davantage la quiétude du lieu. La jeune femme se glissa ensuite entre les étagères, tentant de se fondre dans l’atmosphère feutrée, mais la présence de cet inconnu demeurait une petite flamme qui attisait son trouble.

Elle se mit à parcourir les rayons, ses yeux dérivant sur les reliures et les titres, tâchant de déchiffrer les lettres dorées qui s’effaçaient avec le temps. Pourtant, malgré tous ses efforts, elle ne parvenait pas à trouver d’ouvrage portant spécifiquement sur les shamans ou leurs pouvoirs, et chaque minute qui s’écoulait la rendait un peu plus nerveuse. Finalement, elle se décida à briser le silence qui pesait autour d’eux. Elle s’approcha de l’homme, hésitante, une rougeur légère colorant ses joues. « Excusez-moi, monsieur, » commença-t-elle en tâchant de maintenir son ton assuré. « Je… je cherche des informations sur… les pouvoirs des les shamans de l’opale noire. Peut-être sauriez-vous où je pourrais trouver un ouvrage à ce sujet ? » Revna retint son souffle, son cœur battant légèrement plus fort alors qu’elle attendait la réaction de l’homme. Elle observa ses traits attentivement, essayant de deviner ses intentions, sans oser laisser son regard s’attarder. Dans cette immense demeure où elle se sentait étrangère, il était rare de croiser des gens qui prenaient le temps de la remarquer, encore moins de lui répondre. Une part d’elle-même craignait qu’il la rabroue pour oser poser des questions sur un sujet si secret. Mais elle savait que le silence l’effraierait encore plus que la réponse.

Le silence des agneaux

7 Lug 31 -  @Ronan Ethelsha

Revna sentit son estomac, qui heureusement ne criait plus famine, se nouer lorsque la question de l’homme, franche et directe, brise le silence. Elle s’attendait à tout, sauf à ça. Pour qui elle travaillait ? Il y avait dans son ton une froideur qui la déstabilisa, elle perdit même ses mots un instant, sentant son assurance se fissurer sous le poids de son regard scrutateur.

« Heu…. » murmura-t-elle en cherchant quoi dire, ses doigts se crispant légèrement sur le bord de sa robe. Elle hésita, consciente qu’un mot de travers pourrait éveiller des soupçons. Mais il n’y avait pas grand-chose à cacher, après tout. Elowen, pensa-t-elle, comme une ancre à laquelle elle pouvait s’accrocher. La blonde se redressa donc un peu. « Je suis au service d’Elowen Shade,  finit-elle par déclarer, tentant de donner de l’assurance à sa voix. » Elle espérait que le nom de la future reine de Fedja lui accorderait un semblant de crédibilité, de respect et peut-être même d’autorité. Peut-être qu’il se contentera de ça, pensa-t-elle, observant attentivement sa réaction, espérant déceler dans ses traits le moindre signe d’approbation.

Revna sentit alors la tension se relâcher imperceptiblement lorsqu’elle perçut le changement subtil dans l’attitude de l’homme en face d’elle. Son regard, toujours perçant, s’était adouci, et lorsqu’il lui demanda son nom avec une excuse en guise de maladresse, elle comprit qu’il n’était peut-être pas aussi intraitable qu’elle l’avait d’abord imaginé. La shamane s’inclina avec élégance, dans un geste mesuré, respectueux, marquant une habitude gravée par des années de service. « Je m’appelle Revna, répondit-elle, la vois un peu plus assurée cette fois. Revna Meltys. » Après une hésitation, elle ajouta plus timidement : « Puis-je connaître votre nom également, messire ? » À peine les mots furent-ils prononcés, qu’un léger rose lui monta aux joues. Elle se rendit compte que, malgré le ton plus aimable de l’homme, elle ne savait pas si elle avait vraiment le droit de se montrer aussi directe. Ses doigts jouèrent nerveusement avec le bord de sa manche alors qu’elle s’excusait d’un ton embarrassé. « Je vous demande pardon si je n’aurais pas dû poser cette question. Je suis encore… assez nouvelle ici, à Fedja et je… Je ne suis pas encore familière avec ce qui est convenable ici, et j’espère ne pas me montrer trop déplacée. » Elle releva le regard, cherchant un signe de compréhension dans les yeux de l’homme. Pour elle, ce nouvel environnement restait un dédale d’us et de non-dits, où chaque faux pas risquait d’attirer l’attention ou pire encore, de l’obliger à partir.

Elle se mordilla donc la lèvre, le cœur battant légèrement plus vite à l’idée d’avoir pu commettre une erreur. Sa place à Fedja, bien qu’officiellement aux côtés d’Elowen, la confrontait à des normes et des usages qui semblaient sans fin. La blonde ne voulait surtout pas ternir l’image de la future reine par une maladresse ou une question inappropriée.

Le silence des agneaux

7 Lug 31 -  @Ronan Ethelsha

Revna sentit un frisson glacial la parcourir alors que les paroles de l'homme résonnaient en elle, abruptes et cinglantes. Il lui fit comprendre qu’il ne tolérerait aucune familiarité de la part d’une simple servante en sa présence et que, selon lui, le simple fait de lui avoir demandé son nom était une erreur impardonnable.

Elle se retrouva aussitôt tiraillée, partagée entre deux émotions vives et contradictoires. D’abord, une peur sourde s’éleva en elle. Avait-elle vraiment été si déplacée ? Elle, qui n’avait fait que montrer de la politesse et une curiosité sincère, se retrouvait soudain prise de court, redoutant qu’un mot de travers n’attise davantage le mépris de cet homme. Et s’il s'emportait ? Et s’il allait plus loin ? L'idée même qu’elle puisse avoir provoqué une telle réaction la pétrifia.

Mais derrière cette crainte montait une autre émotion, plus âpre, presque brûlante : la colère. Colère d’être, encore et toujours, réduite à une simple condition, traitée comme une moins que rien, alors même qu’elle devait sa place ici à la grâce d’Elowen Shade, la future reine de Fedja. N'était-elle pas au service d’une souveraine ? Ne méritait-elle pas au moins le respect de ce titre, de sa loyauté ? Ce mépris, cette condescendance qu’il lui jetait au visage lui rappelait combien les regards ici, à Fedja, pouvaient être aussi tranchants que des lames, et elle dut faire un effort pour contenir l'indignation qui l'assaillait, éteignant pour l’instant cette flamme qui grondait en elle.

Les mots suivant de l’homme laissèrent la blonde perplexe. Pourquoi l’humilier, la rabrouer aussi sèchement, si c’était pour ensuite lui accorder le droit de lui parler ? Elle se sentait comme une proie ballottée par un prédateur qui joue avec elle avant de la relâcher, l’autorisant à reprendre son souffle tout en lui rappelant, sans ménagement, sa condition. Il lui recommanda alors de s'en remettre à Elowen pour apprendre les usages de la cour et les codes implicites qui régissaient ce monde. Revna sentait la contradiction qui flottait dans l’air : d'un côté, l’intransigeance de l’homme, et de l'autre, ce semblant de conseil, presque bienveillant, mais qu'il lui offrait d'un ton si distant.

La shamane rassembla ses pensées, forçant un sourire de remerciement tout en maîtrisant l’élan d’irritation qui lui brûlait la langue. Elle s’inclina légèrement, choisissant de la jouer fine, même si le geste lui coûtait. « Je vous remercie pour vos conseils, messire, répondit-elle d’une voix mesurée, avec juste assez de calme pour masquer l'agacement qui battait sous la surface. Je veillerai à faire plus attention à l’avenir. » Cependant, ses sourcils, imperceptiblement froncés, trahissaient ce qu’elle taisait. Elle avait le regard de quelqu’un qui se retient de déverser un flot de paroles acerbes, de lui dire ce qu’elle pensait vraiment de ses leçons de bienséance… Mais elle se contint, préférant ne pas laisser cet homme avoir le dessus. Elle se contenta de respirer doucement, s’ancrant dans une dignité tranquille qu’elle espérait plus forte que son irritation.

Puis, demeura un instant silencieuse, ébahie par ce revirement inattendu. Il y a à peine quelques minutes, cet homme la traitait avec une froideur presque cruelle, lui rappelant durement sa condition. Et voilà qu'il lui offrait maintenant son aide et allant même jusqu’à lui donner la permission d'invoquer son nom si elle venait à se retrouver en difficulté. 
Elle se sentait complètement déconcertée. Pourquoi changer ainsi de ton ? L’idée qu'il puisse se montrer bienveillant ne collait pas avec l’impression initiale qu’il avait laissée. Revna décida de garder ses pensées pour elle, ne sachant plus à quoi s'en tenir. Mais, malgré sa méfiance, elle répondit avec une politesse impeccable. « Je… vous remercie, Sieur Ethelsha. Je tâcherai de m’en souvenir. » Son ton était calme, mais son esprit bouillonnait de questions. Elle hésita un instant, son regard scrutant discrètement l’expression de l’homme, essayant de percevoir si ce changement d’attitude cachait quelque chose. Puis, elle ajouta, plus par prudence que par réelle conviction : « Votre aide sera sans doute précieuse… » Tout en s’exprimant, Revna gardait une certaine distance dans ses mots. Elle se sentait toujours sur ses gardes, malgré l’offre généreuse de Sieur Ethelsha, et ses pensées restaient tiraillées entre le besoin de se méfier et celui d’accepter cette main tendue.

Sieur Ethelsha la dévisagea un instant, puis revint à la question initiale de Revna, l’air légèrement intrigué. La jeune femme prit une inspiration discrète avant de répondre, pesant chaque mot. « Ces livres… sont pour moi, dit-elle, relevant légèrement le menton avec une détermination discrète. J’aimerais en apprendre davantage sur la magie, en particulier celle de l'Opale noire. Avant mon arrivée ici, je n’avais presque jamais entendu parler de cet art ni de ceux qui le maîtrisent. » Elle marqua une pause, un éclair de sincérité dans le regard. « Maintenant que j’y suis confrontée au quotidien, il me semble essentiel d’en savoir plus. » Elle chercha son regard, espérant qu’il saisirait sa curiosité sincère et son besoin de connaître ce qui l’entourait, plutôt que d’y voir une audace déplacée.

Le silence des agneaux

7 Lug 31 -  @Ronan Ethelsha

Revna ne put s’empêcher de ressentir une petite pointe de fierté en voyant l’ombre de surprise qui traversa le visage du lord. Il ne s’y attendait clairement pas. Ses vêtements modestes avaient dû l’amener à des conclusions hâtives, mais il se trompait lourdement. Lire et écrire étaient deux des rares armes qu’elle avait toujours su manier avec assurance, et elle comptait bien les utiliser à son avantage. Elle garda pourtant son expression neutre, préférant ne pas trahir son sentiment de victoire intérieure. Ses mains, croisées devant elle, restaient parfaitement immobiles, tandis qu’elle relevait légèrement le menton, une lueur d’assurance dans les yeux. Il pouvait penser ce qu’il voulait, la blonde n’était pas aussi insignifiante qu’il semblait le croire.  

La satisfaction de Revna s’éteignit aussi vite qu’elle était apparue. Les mots du Sieur Ethelsha tombèrent comme un couperet : il détenait déjà les ouvrages qu’elle cherchait, mais il lui faudrait l’approbation du souverain Ozova avant qu’elle ne puisse y accéder. Cette histoire de "droit" commençait sérieusement à lui taper sur les nerfs. Était-elle donc condamnée à demander l’autorisation pour chaque pas qu’elle faisait dans sur cette île ? Elle serra discrètement les poings, ses ongles s’enfonçant légèrement dans ses paumes pour contenir sa frustration. Et puis, il y avait le souverain lui-même… Elle ne l’avait encore jamais rencontré, mais les rumeurs le précédaient. On disait de lui qu’il était aussi froid que le vent de Fedja en hiver, aussi cruel que les tempêtes qui balayaient ses rivages. Revna n’avait aucun mal à imaginer sa réponse : un refus net, peut-être même accompagné d’un avertissement glacial pour avoir osé une telle demande. Son regard s’assombrit donc un instant, mais elle releva rapidement la tête, refusant de montrer sa crainte ou son irritation. Ce n’est pas la première fois qu’on lui mettait des bâtons dans les roues, mais elle trouvait toujours un moyen. Toujours.

Revna sentit une lueur d’étonnement percer à travers sa frustration lorsqu’il se proposa de l’aider à se renseigner. Il était lui-même un shaman de l’Opale noire. Bien sûr qu’il l’était. Ils semblaient être partout dans les rangs de l’Onyx, au point qu’elle n’en était même plus surprise. Si, quelques jours auparavant, une telle révélation aurait suffi à la faire reculer, voire à fuir, ce n’était déjà plus le cas. Elle avait appris à composer avec leur présence. Ce n’était pas de l’audace, mais une adaptation forcée à cet environnement où chaque pas la confrontait à des puissances qui la dépassaient. Pourtant, cette fois, ce n’était pas la crainte qui l’envahit, mais une réelle surprise face à sa proposition. Revna redressa légèrement la tête, les sourcils légèrement froncés sous le coup de l’étonnement. Elle laissa échapper une question, presque instinctive, avant de pouvoir mesurer ses mots : « Vraiment ? Vous feriez ça ? »

Revna sentit son étonnement se transformer en une vague d’agacement lorsqu’il expliqua la raison de sa proposition. Ce n’était pas par bonté d’âme ou par un quelconque intérêt pour sa curiosité. Non, c’était pour protéger Elowen. Évidemment, pensa-t-elle, ses lèvres se crispant légèrement. Comme si elle était une enfant maladroite, une bombe prête à exploser au moindre faux pas, risquant de ternir l’image de la future reine simplement parce qu’elle voulait comprendre ce qui l’entourait. Cette pique, pourtant délivrée avec un calme apparent, fut celle de trop. Une chaleur furieuse lui monta aux joues, et elle sentit son cœur battre plus vite, pulsant de colère contenue.  La shamane de l’opale blanche se redressa donc, effaçant oute trace d’hésitation ou de vulnérabilité. « Merci pour l’offre, mais je vais me débrouiller seule, lança-t-elle d’une voix froide, presque tranchante. »

Elle ne lui laissa aucune chance de répliquer. D’un mouvement net, elle tourna les talons, laissant derrière elle l’échange qu’elle venait d’avoir. Approchant les étagères, ses doigts glissèrent doucement sur les reliures usées, comme si elle cherchait à extraire la connaissance du cuir fatigué par le temps. Tant pis si on lui apportait pas d’aide cette fois-ci, elle se débrouillerait seule ! Cette fois, c’était une question de fierté.