This is it the apocalypse [Clôturé]

[Il y a quelques mois...]

Un sac avec deux tenues de rechanges, son long manteau noir troué, deux bouteilles de rhum, une arme, son éternel poignard, sa chevalière et sa gourmette. C’était absolument tout ce que Cyan portait sur lui quand il montait à bord des bateaux sur lesquels il trouvait un peu de boulot. Il ne s’en plaignait pas, voyager léger était signe d’efficacité. C’était clairement plus facile de se dire ça que de s’avouer qu’il n’avait juste aucune attache. Il y avait bien eu le Calypso autrefois, mais il était six pieds sous mer. Cyan n’avait plus rien. Et il était hors de question de s’apitoyer sur son sort, il fallait bien trouver du boulot. Il fallait se remplir le bide, les flasques et payer les maisons de passe. Le minimum vital quoi.

Cyan était à Kelona depuis quelques semaines. Ici, il trouvait toujours ce dont il avait besoin. Un peu trop d’ailleurs parce que son argent flambait au soleil. Et étant entouré d’une faune tout aussi – si ce n’est plus – vorace que lui, il ne pouvait ni se permettre de voler, ni d’arnaquer. Enfin pas trop. Kelona était son point de chute, il n’avait pas envie de devoir l’éviter pendant quelques années si un pirate se rendait compte qu’il avait volé sa bourse. Parce Cyan aimait l’argent, mais surtout, il tenait à la vie. Il avait donc attendu un petit moment, pour trouver un navire qui aurait besoin d’un matelot dans son équipage. Mais force était de constater qu’aucun de ceux qui avait répondu par l’affirmative ne lui évoquait des sentiments positifs. Se retrouver en mer quelques jours avec les mêmes gars était une chose, vivre avec eux quelques années en était une autre.

N’ayant donc toujours pas trouvé la perle rare sur laquelle Cyan pourrait faire son nid – peut-être était-il trop stricte dans ses choix, peut-être s’entêtait-il a imagier qu’aucun capitaine n’arriverait jamais à la cheville du sien – il avait fini par se décider à prendre une mission au hasard, histoire de remplir un peu la bourse. Ce navire se rendait à Oshaara pour aller chercher une cargaison illégale de lotus noire. Pour obtenir ce stock et le silence des livreurs, le bateau transportait donc une belle quantité d’argent. Pour protéger de l’argent, il fallait très bien payer les matelot. Une affaire en or. Le job était simple, faire arriver la cargaison d’or entière à Oshaara. Il ne suffirait donc pas juste de tirer les cordes et flemmarder, mais bien de se battre contre les autres pirates qui auraient vent de la nouvelle. Un peu d’action, ça lui changerait les idées. Le trajet n’était en plus pas très long. Une semaine tout au plus s’ils devaient dévier des routes des vivenef de la guilde.

Ça faisait trois jours que Cyan était sur le bateau. Il avait globalement sympathisé avec tous ces flibustiers plus ou moins noctambules en devisant autour de bonnes bouteilles de rhum et d’autres alcool qu’il aimait plus ou moins quand ce n’était pas son quart. Cyan n’était pas du genre à s’isoler, il aimait l’ambiance des navire, les jeux de dés ou de cartes, les paris et les bagarres. C’était son élément parce que d’aussi loin que remontaient ses souvenirs, c’était tout ce qu’il avait connu. Sa vie était sur un bateau. Son coeur était à la mer. Ca c’est ce qu’il se répétait sans arrêt, parce que c’était beaucoup plus simple que d’expliquer pourquoi il ne pouvait pas rester trop longtemps sur terre, lui et son mal-être ambiant et continuel qui l’attirait vers quelque chose qu’il ne voulait pas voir. Cyan n’avait personne. Il était hors de question de passer sa vie sur terre à traîner de ville en ville à la recherche d’un je-ne-sais-quoi qui n’existerait jamais. Alors la voilà, sa vie, assis sur un tonneau, fixant le gobelet retourné de son voisin, comme si ça l’aiderait à connaître le résultats des dés dessous. Les jeux de hasard et les paris qui allaient avec n’étaient pas toujours bien vus dans les bateaux. Mais cette mission là était tellement calme, et Cyan avait si peu besoin de dormir, qu’il fallait bien s’occuper.

Il plissa le nez, hésita, réfléchit – ou fit mine de réfléchir – puis annonça :

- Cinq dés de trois.

Les trois autres gars assis autour de la table réfléchirent à leur tour, regardant sous leurs propres gobelets. Cyan en profita pour boire une lampée de rhum puis échappa un soupir d’impatience. Le gars à sa gauche décida de surenchérir :

- Six dés de deux.

Cyan jeta de nouveau un œil à ses dés, haussa un sourcil narquois, reposa le gobelet et leva le regard sur le type face à lui, Isidor. Non, Ismail. Rah… Comment s’appelait ce type déjà ? Ah oui !

- Isaac ?! Alors, tu montes ou tu dénonces ?

Ils n’étaient que quatre à ne pas être de service en ce moment et ils devraient clairement être en train de dormir. Mais entre ce qu’ils étaient censés faire et ce qu’ils avaient vraiment envie de faire, il y avait tout un monde. Cyan était bien décidé à terminer cette partie – et si possible à ne pas la perdre, car il ne lui restait plus grand-chose – puis à aller faire un tour sur le pont à la belle étoile. La mer était calme, paisible. Et c’était le genre de moment qu’il adorait. Respirer l’air marin, sentir le vent. C’était un peu une façon d’effacer ses tourments, de se reconnecter au présent, à ce qui l’entourait. Évidemment, partager un moment sympa avec les autres matelots était important. Ça lui permettait de savoir à qui il avait affaire et qui il pourrait éventuellement arnaquer en sortant du navire. C’était deux boulots en un finalement, il ne fallait jamais s’endormir sur ses lauriers. Il y aurait forcément un gagnant à ce jeu de hasard qui repartirait avec la bourse plus pleine que celle des autres. Ce n’était pas rien quand même. Ça payait au moins un nouveau manteau !

Cyan tapotait du pied sur le parquet piétiné par des milliers de pas depuis sa création, sur un rythme complètement faux d’une chanson qu’il avait en tête. Il n’avait jamais eu l’oreille musicale, heureusement qu’il ne se mettait pas à chanter. Enfin ça arrivait peut-être, quand il avait descendu trop de verres. Mais même lui, il s’insupportait tout seul quand ça arrivait. D’ailleurs, le regard farouche du type à sa droite, à cause du bruit agaçant de son pied, ne tarda pas à arriver, déclenchant un sourire tout à fait innocent de la part de Cyan.

Bon, il s’amusait bien, mais il avait quand même envie de la finir cette partie. Et alors qu’il avait interpelé le type d’en face, il eut une réaction au moins aussi désespérante que celle qu’il venait d’offrir lui-même. Le claquement de langue lui fit hausser les sourcils, narquois. Le sourire de son adversaire étira le sien, amusé. Quand il parla enfin, Cyan bailla de façon exagérée. Tout était fait, évidemment, pour distraire les autres. Et ça fonctionnait toujours. Le dernier joueur, probablement fatigué et irrité par les comportements des deux, perdit patience et annonça la fin du jeu. Curieux, Cyan se pencha un peu en avant pour voir les dés d’Isaac quand celui-ci les découvrit. D’un geste nonchalamment de la main, il fit tomber son propre gobelet et fut imiter par les deux autres. En un rapide coup d’œil, il fut évident qu’Isaac avait gagné. Cyan plissa d’abord le nez, puis haussa les épaules. Il n’était pas forcément bon perdant, mais il finissait neutre sur ce coup, ça lui allait tout autant.

Le gars à sa droite ne put pas en dire autant. Les airs trop assurés d’Isaac l’avaient énervé. Il se mit à grogner et tapa du poing sur la table. C’était une réaction fortement typique lors d’une fin de jeu sur un bateau, donc personne ne fut particulièrement surpris. Sauf quand le type sortit son coutelas. Là, Cyan fronça les sourcils. Il n’avait franchement pas envie d’une bagarre ce soir, il avait eu l’intention de passer une petite soirée tranquille. D’ailleurs il avait eu l’intention que toute la traversée le soit. Il comptait arriver avec ses dix doigts et une bourse pleine à Oshaara. En moins d’une seconde, habile qu’il était, Cyan avait sortit son poignard et l’avait subtilement posé sur ses genoux. Histoire de savoir que tout le monde ici causait le même langage. Le marin énervé, qui avait été prêt à sauter à la gorge d’Isaac s’arrêta dans son geste en voyant que Cyan s’en mêlerait aussi. Une lueur d’intelligence sembla traverser son esprit. Seul contre deux, peut-être même trois si le dernier camarade s’en mêlait, il ne pourrait rien faire. Il grogna, donna un dernier coup de pied vengeur à la table, qui, cela dit en passant, était tout à fait innocente, puis partit se coucher sans demander son reste. L’autre gars le suivit en moins de quelques secondes, pas pressé de perdre encore une partie visiblement.

Cyan les suivit du regard puis reprit sa flasque, but une nouvelle lampée de rhum, son oxygène, avant de regarder Isaac, le seul encore présent avec lui.

- Bien joué, lui dit-il avec un sourire sans joie alors que l’argent sur la table lui était destiné.

Il finit par tendre sa flasque pour trinquer avec lui et boire de nouveau. Tout était toujours un très bon prétexte pour boire de toute façon.

- Qu’est-ce qui t’amène sur ce rafiot de dégénérés ?

Si Isaac avait l’intention de partir aussi, Cyan ne le retiendrait pas. Mais puisqu’il était là, autant aire un brin de causette. Après tout, ça ne pouvait jamais être mauvais de se créer des petites alliances ici et là, en cas de pépin. Et puis, il n’avait pas envie de dormir lui-même alors il fallait bien s’occuper. Cyan s’adossa tranquillement à la poutre qui était derrière lui, les deux pieds bien ancrés dans le sol par habitude des mouvements marins. C’était à un point où, comme la plupart des matelots dans son genre, en arrivant sur terre, il lui fallait toujours un petit temps d’adaptation avant de pouvoir marcher sans avoir l’air ivre – quand il ne l’était pas, évidemment. S’adapter à un sol qui était complètement immobile était toujours étrange, quand on avait passé la totalité de son existence sur un bateau. Du moins, les vint années dont on se souvenait. Ce calme, qui régnait dans le bateau en pleine nuit, était son havre de paix. Un bateau, une mer, des pirates, des cordes, des voiles, du bois partout autour, ça c’était son monde. Il ne lui manquait plus que des gens de confiance autour de lui. Enfin, confiance, tout était relatif s’il se considérait lui-même comme quelqu’un de confiance.

Cyan n’était pas le seul à avoir réagi à la menace ouverte du perdant. Isaac avait aussi sorti une arme, et semblait bien plus près à en découdre que lui-même. Bon, ils étaient sur un bateau rempli de forbans, ils n’allaient pas s’embrasser chaleureusement après une partie de dés en félicitant le gagnant. Mais si on pouvait éviter de perdre quelques membres d’équipage ce serait chouette. Surtout que Cyan avait besoin de ce taff et qu’en déclenchant un bordel sur un bateau, il n’y serait plus le bienvenu plus tard. Il fallait garder autant de portes ouvertes que possible, il n’avait aucune idée de là où le mènerait son existence. Il n’était pas assez fou pour tenter d’y penser. Vivre au jour le jour, il ne connaissait que ça.

Quand les deux autres furent hors de sa vue, Cyan rangea son poignard dans la poche qu’il prévoyait à cette effet, pratique, facile d’accès et pourtant presque invisible. C’était une de ses armes parmi tant d’autres, mais c’était celle qui ne l’abandonnait jamais depuis vingt ans. Son regard fut ensuite attiré par l’autre pirate qui ramassait ses gains pendant que lui était déjà en train de picoler. Le geste d’Isaac lui tira une mine surprise, sourcil relevé. Cyan vivant depuis toujours – en tout cas, d’aussi loin que remontaient ses souvenirs – avec des pirates. Le partage, surtout après des gains au jeu, n’était pas leur qualité première. Ni la douzième, d’ailleurs. Il tenta de se rappeler d’une situation de ce genre mais rien ne lui vint. Même ses amis les plus fidèles, sur le Calypso, ne lui avaient jamais donné volontairement de l’argent. Notez que le mot volontairement a toute son importance ici. Mais Cyan ne joua pas les modeste et ne se fit pas prier, il ramassa l’argent d’un geste précis, sortit sa bourse et le plongea dedans avec un sourire satisfait. Il n’aurait finalement pas à voler le gagnant en sortant d’ici. Il était fourbe, mais il y avait quand même des limites. Parfois. Quand il en avait envie.

- Remerciements partagés, dit-il avec un sourire arrogant.


Cyan fut satisfait de voir que son collègue restait sur place. Il l’écouta parler et sentit une certaine résonance de ces paroles dans son cœur. L’océan, le terrain de jeu, le foyer. Le seul foyer qu’il n’ait jamais connu était le Calypso dont l’équipage devant être en train de manger les algues par la racine. Chaque fois qu’il imaginait la scène, son estomac se retournait. Cyan avait si bien fui ses sentiments à propos de cette tragédie depuis des années qu’il n’était pas près d’y faire face maintenant. Hop, nouvelle lampée de rhum. Il n’y avait que ça pour faire passer le mal du pays, le mal du Calypso.

- Tu as perdu ton équipage ?

Il plissa les yeux pour tenter de déchiffrer ce qu’il se passait sous les traits de son compagnon d’infortune. Il comprenait aussi le manque de confiance et la réticence à expliquer en détail ce qu’il s’était passé, ou ce qu’il cherchait. Ça pourrait éventuellement exposer ses faiblesses ou même celle de son équipage, s’il en avait toujours un. Et produire une porte ouverte aux ennemis. Et l’océan sait que les pirates, ça ne fait pas de quartier.

Mais Cyan n’était pas là pour attaquer un quelconque bateau et ses ressources, ou pour trouver la meilleure proie possible. Il était loin derrière lui ce temps là. Parce que seul, il ne pouvait pas faire grand-chose. Et il n’était pas encore prêt à rejoindre un autre équipage de façon définitive. Pauvre petit cœur brisé qu’il était d’avoir perdu le sien. La suite des paroles d’Isaac le confortèrent dans l’idée qu’il avait toujours un équipage et que c’était lui qui s’était perdu. Forcément, ça attisa sa curiosité. Il profita de la question qui lui était retournée pour gagner la confiance de son interlocuteur. Cyan n’avait plus rien à perdre, tant pis s’il parlait trop. D’ailleurs, sa flasque était vide. Il attrapa une des bouteilles disponibles pour l’équipage et la remplit de nouveau en s’expliquant :

- Mon capitaine et son navire ont coulé. Il y a quelques années. On s’est attaqué à une vivenef, dit-il avec un sourire sans joie.

Il avait beau y réfléchir encore dans tous les sens possibles, ils n’auraient jamais pu s’en sortir vivant. S’il pouvait avoir Gavril face à lui en ce moment-même, il le secouerait comme un prunier. Lui et ses idées à la con ! Il les avait menés à leur perte. Bon, Cyan faisait les gros bras parce que Gavril avait probablement péri. S’il revenait le hanter, il n’oserait même pas râler sur son fantôme, couard qu’il était – ou trop loyal pour reprocher quoi que ce soit à celui qui l’avait élevé ?

- J’ai navigué sur un tas de bateau depuis. J’ai fait toute sorte de boulots. Et crois-moi, rien n’arrive à la cheville de ceux que t’as dans le sang.

Calypso un jour, Calypso toujours. Voilà ce qu’il ressentait. Et c’était d’autant plus frustrant que Cyan savait qu’il ne trouverait plus jamais sa place ailleurs. Hop, nouvelle lampée de rhum. La tête commençait à lui tourner. Pourtant, il lui fallait une bonne quantité d’alcool pour en arriver là. Ils avaient fait combien de parties avant ? Combien de bouteilles avaient été descendues ? Cyan sourit pour lui-même, amusé par ses propres réflexions – ou juste très fatigué. Jusqu’à ce qu’un bruit sourd de fasse entendre là haut. Cyan fronça les sourcils et se concentra. Des cris le tinrent en alerte. Une attaque. Le capitaine du bateau avait été précis, la cargaison devait arriver entière pour qu’ils soient tous payés. Cyan se leva et tituba. C’était uniquement à cause de la houle évidemment. Il tira une arme, beaucoup plus sérieuse cette fois, un mousquet, de sa ceinture, et ferma sa flasque. Il était temps qu’il fasse ce pourquoi il avait été embauché. Il avait apprécié le calme jusqu’ici mais dans le fond, il fallait le dire, un pirate désœuvré ne devenait jamais quelque chose de positif. Avec un sourire carnassier, il laissa passer Isaac dans l’escalier avant lui :

- Enfin un peu d’action, rit-il en le suivant.

Cyan n’avait jamais été doué pour trouver les bons mots que les gens avaient besoin d’entendre. Il n’avait jamais cherché non plus à s’améliorer dans ce sens. Il n’avait vécu qu’avec des gens qui avaient besoin d’une bonne grosse tape dans le dos pour leur faire savoir qu’on les soutenait, ou, mieux, de partager sa flasque avec eux. Il n’était pas totalement déshumanisé et il était conscient de la souffrance des gens. Seulement, il n’avait aucune idée de la façon dont il pouvait les aider et n’avait pas le temps de le faire. Il avait gardé cette habitude de vivre chacun pour soi, et tous pour le capitaine. C’était un credo bien ancré en lui, sans qu’il ne sache vraiment pourquoi. Au sein de son équipage, la priorité était le bateau, la mission, la survie de tous. Mais quand il était seul, Cyan ne pensait qu’à lui. Il n’avait aucun remord à laisser les gens dans leur tristesse. Après tout, il avait bien assez à faire avec la sienne.

Seulement, ce soir, quelque chose était différent. Il aurait bien été incapable de dire ce que c’était. Mais il se sentait désolé de ne pas avoir les bons mots, les bons remèdes pour aides cette âme qui semblait si semblable à la sienne. Cela aurait été plus simple pour lui s’il savait ce que lui-même aurait souhaité entendre. Mais Cyan ne voulait rien entendre. Il voulait juste… retrouver sa vie d’avant, son navire, un équipage à qui tenir, à qui faire confiance. Mais ce n’était qu’utopie. Tout cela avait coulé. Alors quand son nouvel ami lui dit être navré, Cyan retroussa le nez dans une drôle de grimace qui n’appartenait qu’à lui. Celle-là même qui peignait sur son visage son incapacité à dire les mots justes, ou tout simplement son refus de s’empêtrer dans une conversation dans laquelle il perdrait pied.

Il leva les yeux sur l’homme face à lui. S’il avait la moindre chance de retrouver son bateau, il lui souhaitait de tout cœur d’y parvenir. Cyan était capable d’imaginer ce que ça ferait de retrouver les siens et, même s’ils devaient un jour se retrouver sur deux bateaux qui s’affronteraient, il espérait qu’au moins un d’eux deux puisse y parvenir. Alors, il se contenta d’un sourire. Un petit sourire penaud, qui signifiait qu’il comprenait, qu’il espérait, mais qu’il ne savait pas quoi dire. Dans le regard de son interlocuteur se reflétait le même vide que Cyan ressentait dans son cœur, dans ses tripes. Perdre un équipage, ce n’était pas juste perdre un travail. C’était perdre une famille, celle qu’on s’était choisie ou qui nous avait choisi, dans le cas de Cyan. Gavril et sa troupe était arrivé au moment où Cyan en avait besoin. Ils l’avaient sauvé et lui avait offert un but, un foyer, un lien. Ce n’était pas juste perdre des matelots avec qui on avait pu sympathiser, c’était perdre les seuls êtres sur cette terre qui le connaissaient, et en qui il avait confiance. Voguer depuis, de bateau en bateau, de mission en mission, de boulot en boulot, n’avait rien de glorifiant, c’était juste devenu un gagne-pain.

Heureusement pour lui – parce qu’il allait bientôt sombrer dans une mélancolie qu’il n’avait nullement envie de vivre ce soir – il n’eut pas le temps de réfléchir plus que ça. L’entrain partagé d’Isaac face à l’escarmouche à venir lui mit du baume au cœur. Avoir à ses côtés quelqu’un qui pouvait comprendre un tant soit peu ce trou béant qu’il avait en lui était agréable. C’était se comprendre sans réellement avoir besoin de se parler. C’était souhaiter un peu de bonheur à un autre que soit. C’était se sentir humain. Ça faisait du bien. Bon, passés les bons sentiments bien écœurants, Cyan adopta la même posture qu’Isaac, déployant sa lunette pour observer le bateau qui approchait. SI son ami semblait chercher quelque chose que Cyan ne cherchait plus depuis longtemps, ça ne l’empêcha pas de chercher le capitaine du bateau. C’était un réflexe stupide. Il avait vu le Calypso couler, personne n’avait pu survivre à ça. Quoique… lui était bien encore ici, en chair et en os – badigeonné d’un peu de rhum. C’était peut-être la conversation avec Isaac, l’espoir qu’il ressentait pour lui de retrouver un jour son équipage, toujours est-il que, bien évidemment, ce n’était pas Gavril à la barre de ce bateau qui naviguait sous les couleurs de collègues pirates. Cyan rangea sa longue-vue avec un petit sourire sadique. Pas de quartier.

Alors que le navire ennemi se préparer à l’abordage, Cyan haussa les sourcils de surprise en se faisant entraîner plus loin. Il n’eut pas le temps de poser de question parce qu’en arrivant sur leur nouvelle position, une lame de couteau se planta dans la caisse devant lui, juste là où il se trouvait deux secondes plus tôt. Retrouver un allié à ses côtés avait clairement ses avantages, pensa-t-il avec un sourire reconnaissant. Les boulets fusèrent, les bateaux vibrèrent, les hommes crièrent, les cordes se déployèrent, et la cohue commença. Leur mission était assez simple à comprendre, aucune ennemi dans la cale, pas un gramme d’or en moins. Dès que le premier marin d’eau douce d’en face eut posé un pied au sol, Cyan s’accroupit, prépara son mousquet et tira. En plein dans la jambe du premier qui était monté à bord. Bon, d’autres suivirent immédiatement, ce qui l’obligea à ranger l’arme à feu et à sortir le sabre qu’il avait aux côtés. En quelques secondes, leurs ennemis furent sur eux. Par un réflexe inné, qui n’avait demandé que quelques échanges de paroles pour revenir, Cyan se tourna dos à Isaac pour combattre, lui confiant donc ses arrières comme il s’occupait des siennes. Ils étaient devant la trappe menant aux cales, dernier rempart de ce maudit rafiot contre les forbans qui pensaient repartir avec l’or.

Cyan avait un immense sourire carnassier au visage. En moins de deux secondes, les effets du rhum s’étaient dissipé. Ses pieds étaient bien ancrés dans le plancher, malgré les mouvements de celui-ci. C’était une situation dans laquelle il était parfaitement à l’aise. Les lames entrechoquement, les gars d’en face insultaient, Cyan souriait. Il écopa bien sûr de quelques plaies mais l’adrénaline l’empêcha de s’en rendre compte tout de suite. Petit à petit, pris dans l’action, il s’éloigna d’Isaac. Les ennemis étaient nombreux. Les coéquipiers de Cyan se débattaient farouchement et leur entrain le gagna. Cet équipage, peu importait ce qu’il pensait d’eux, était solidement attaché à son bateau et à sa cargaison. Ayant été embauché pour les y aider, il se sentait pousser des ailes. Peut-être un peu trop, puisqu’il ne vit pas venir ce type, accroché aux haubans, qui descendait droit sur lui, toutes lames dehors. Il lui sauta dessus, ce qui entraîna la chute de Cyan qui eut quand même le réflexe de se retourner. Il était maintenant sur le dos, mais sa lame avait disparue de ses doigts. Il tenta de repousser l'ennemi, regard furieux au visage à cause de son irrésistible envie de vivre, alors que celui ci glissait une lame sous sa gorge.

Les sons qui résonnaient partout sur le bateau étaient caractéristiques des abordages. Les lames qui s’entrechoquaient dans des crissements stridents, les matelots qui criaient, de rage, de joie ou de douleur, quelques chutes à l’eau si on y prêtait attention aussi. L’odeur environnante était tout aussi synonyme de ce carnage, le parfum de poudre brûlée, de sang, de métal, de bois et d’air marin. Même sans les bruits, et les yeux bandés, Cyan aurait compris ce qu’il se passait. Tout son corps le savait, il n’avait même plus besoin de réfléchir à ses faits et gestes, tout était naturel chez lui maintenant. Vingt ans passés avec des flibustiers et se battre sur un navire devenait bien plus naturel que dormir dans une auberge. C’était sa vie, ça l’animait.

Enfin, jusqu’à ce qu’il se retrouve sous le joug d’un pirate enragé qui était déjà prêt à l’éviscérer et le jeter aux poissons, rejoindre ses amis perdus. Étrangement, quand Cyan se retrouva du côté de celui qui allait bientôt mourir, les batailles sur le pont d’un navire lui parurent moins intéressantes. Lui qui était si jeune, il avait quand toute la vie devant lui et tant à offrir au monde. Pendant une seconde, alors qu’il sentit la lame toucher sa gorge, il fut frustré de ne jamais avoir eu les réponses à toutes ses questions concernant son passé et de n’avoir rien fait de mieux dans sa vie que de descendre plus de rhum qu’il ne le fallait en une heure. Fort heureusement, ses états d’âme s’arrêtèrent là, parce qu’au lieu de son sang, c’est celui de son adversaire qui imbiba le plancher. Sans trop comprendre ce qu’il se passait, il tenta de se dépêtrer du corps et, quand celui-ci roula enfin sur le côté, il put voir le visage de son nouvel ami. Visage qu’il fut fort heureux de voir, cela dit en passant, plutôt que celui de quelque poissons qui l’auraient accompagné dans sa longue descentes aux enfers si Isaac n’avait pas été là. La vue des corps déchiquetés et du sang qui l’avait arrosé de partout ne le surprit pas plus que d’habitude mais il fut impressionné de la force dont venait de faire preuve son camarade.

En acquiesçant, il lui obéit, poussa une dernière fois ce poids mort qui l’empêchait de se redresser, puis prit appui sur un genou. Profitant des quelques secondes de répits que lui offrait Isaac, Cyan ramassa son sabre que traînait à côté, essuya le sang sur son visage et se releva rapidement. Il se plaça de nouveau dos à lui, fit tournoyer son sabre comme pour vérifier que son poignet fonctionnait toujours, puis fit un pas en avant juste à temps puisque les hommes du bateau adverse s’étaient tournés vers lui en se rendant compte qu’il n’était pas mort. Le combat repris de plus belle, l’adrénaline qui coulait dans les veines de Cyan l’aidant grandement à agir. Alors qu’il s’occupait d’un ennemi sur sa droite, tentant de percer ses défenses à coups répétés de sabre de plus en plus violents, il finit par sortir son poignard à l’aide sa main gauche et l’enfoncer dans les tripes de l’ennemi. Le point positif fut que celui-ci tomba en gémissant et que Cyan put l’achever avec un dernier coup de sabre sur la gorge. Le point négatif c’est qu’il fut ainsi découvert sur sa gauche et qu’un type lui fonça dessus en hurlant. Cyan eut tout juste le temps d’écarter le haut de son corps, dans un genre de pas de danse – ou de gars bourré – plutôt comique. L’épée du coureur se planta dans son manteau, y faisant un trou béant. Cyan plissa le nez :

- Mais ça coûte une fortune un manteau pareil ! Grogna-t-il, scandalisé.

Heureusement, la lame prise dans le cuir empêcha son propriétaire de repartir avec. Cyan l’assomma d’un violent coup de pommeau de son sabre à la tempe. Quand le gars tomba, Cyan rangea son poignard, retira la lame de son vêtement et, dans un mouvement ample, trancha le ventre d’un dernier type qui tentait de s’approcher, mais qui n’était déjà pas très en forme. Cyan lâcha cette lame qui n’était pas la sienne et se repositionna, prêt à en découdre avec le prochain qui approchait, avec l’avantage de ne pas avoir à surveiller ses arrières. Il jetait des coups d’œil rapides derrière lui, vérifiant qu’Isaac s’en sortait bien lui aussi, puis s’occupa d’un nouveau gars qui se pointait. Cyan se tenait fermement sur ses jambes, le sabre solidement accroché à sa main. La lute commença, de coups en parades, d’esquives en attaques. Il admira la maîtrise de l’escrime de son adversaire et dut se concentrer pour ne laisser aucune ouverture malgré la fatigue qui le prenait. La seule chose qui différencia les deux lutteur fut la rage de vivre de Cyan. Il n’écoutait pas son corps, même lorsque la pointe de l’arme de son adversaire lui balafra la joue, puis, plus tard, lui taillada la cuisse. Dans ces situations là, il ne réagissait à rien de ce qui lui arrivait, beaucoup trop concentré sur les mouvements de sa propre lame et sur les ouvertures qu’il entrevoyait. Enfin, il put planter son arme dans le cœur de l’autre pirate. Il tomba à genoux. Cyan posa le pied sur sa poitrine et retira la lame. Il tomba le nez au sol. Alors que Cyan relevait sa lame dans l’éventualité d’une autre attaque, il put voir que les pirates restant retournaient sur leur navire. Ses collègues leur courant après, toujours prêt à défendre leur cargaison. Ce n’est que lorsque le bateau commença à s’éloigner du leur, quelque peu amoché mais les cales toujours pleines, que Cyan se permit de reprendre sa respiration. Il essuya son sabre sur les vêtements d’un type au sol puis le rangea. Immédiatement il se retourna pour voir Isaac :

- Merci l’ami, dit-il en lui tendant la main. Rappelle-moi de t’avoir dans mon camp à chaque rencontre, termina-t-il avec un petit sourire amusé.

Il se pencha ensuite sur le corps de celui qui avait troué son manteau et vola tout ce qu'il pouvait pour le rembourser, en grognant de frustration. L’heure était à la comptabilité. Ils avaient perdu des hommes mais ça aurait pu être pire. Le capitaine étant surtout satisfait du fait que sa cargaison était indemne. Il fallait maintenant s’occuper des corps et de réparer le bateau, tout en espérant qu’un autre navire ne leur tombe pas sur le coin du crâne avant d’arriver à destination. La fatigue gagnait surtout les matelots une fois que l’adrénaline retombait et Cyan se sentait capable de tomber comme une masse s’il tentant ne serait-ce que de s’asseoir.

Cyan n’avait jamais été quelqu’un de modeste ou même faussement modeste. Il détestait les gens qui attendaient des compliments en se dénigrant eux-mêmes ou en contredisant ce qu’on disait d’eux, pour paraître humbles. Il connaissait ses propres qualités – peut-être un peu moins ses défauts – et il était capable de voir celles des autres. Il répondit au sourire d’Isaac avec la même complicité et une pointe d’arrogance, tout en lui serrant la main avec enthousiasme. Cyan savait se défendre et protéger son butin, une fois l’arme à la main, un courage qu’il ne se connaissait pas le reste du temps le gagnait. Il n’était pas le meilleur dans les batailles, mais il valait sa pitance. Toujours se rendre utile, il avait été élevé ainsi. Et être capable de se défendre soi-même, c’était un instinct qu’il avait au fond des tripes. Parce que depuis quelques années, il ne pouvait plus compter sur personne.

Sans avoir besoin de se concentrer, et dans une habitude macabre bien connues de pirates, Cyan et Isaac s’occupèrent des corps comme on leur avait demandé, les portant ensemble et les réunissant, pendant que deux acolytes firent le même travail. Aucun regard ne fut échangé, ils se mirent tous à leur faire les poches. Parfois, en le faisant, Cyan pensait à ce type qui lui ferait les poches un jour, qui récupérerait sa gourmette et sa chevalière, et ça lui broyait les tripes. Il préférait finir au fond de l’eau plutôt qu’imaginer les seuls affaires qui le raccrochait à un passé oublié sur les mains de quelqu’un d’autre. En retroussant le nez de déception, il compta les maigres nodos qu’il ramassa, et analysa les pierres, grognant en remarquant qu’elles étaient fausses. Ce n’était vraiment pas grande chose, mais la paye arriverait bientôt aussi. Elle aurait du lui permettre de vivre quelques semaines de plus avant de retrouver un autre navire, une autre traversée, mais il allait devoir s’occuper de son manteau. Cyan sourit quand Isaac sembla avoir la même idée que lui. Il attrapa le pan de son manteau et l’écarta de lui pour observer les dégâts :

- Je connais un type dans les quatre vents qui fait des miracles avec le cuir. Ça fait des années que j’me dis que je vais me payer un nouveau manteau, mais celui-là a tellement traîné sa bosse avec moi que j’ai du mal à m’en séparer, dit-il avec un sourire penaud.

Il laissa retomber son manteau en soupirant et enfoui ses maigres trouvailles dans sa poche :

- Encore faut-il que je trouve un navire qui y parte un de ces jours. On verra bien, conclut-il, défaitiste.

Cyan ne s’assit pas, persuadé que s’il le faisait, il s’endormirait. Il resta debout devant Isaac et jeta un œil aux autres membres de l’équipage qui s’occupaient de leurs pertes. Il sortit sa flasque et, à sa manière, leur porta hommage en la levant et en buvant. Ses pensées, en cet instant, allèrent vers tous les pirates morts aujourd’hui, d’un navire ou de l’autre. Cette vie, ils la choisissait. La mort par contre, c’était elle qui décidait. Peu importait le camp. Aujourd’hui il était dans ce bateau, demain il serait peut-être dans celui d’en face. Pour l’heure, il était heureux de ne pas être mort.

Les matelots passèrent le reste de la nuit à balancer les corps par-dessus le bastingage puis se mirent directement aux réparations les plus pressées. Ils se soignèrent entre eux avec les moyens du bord. Ensuite, ils s’alternèrent pour le repos et le navire se déplaça à petite allure, ce qui leur causa un retard de deux jours. Mais ils finirent par arriver entier à destination sur Oshaara. Le bateau avait clairement besoin de passer entre des mains plus expertes. Les pirates aussi. Cyan espérait trouver un shaman sur place parce que quelques unes de ses blessures le lançaient encore.

Il ne fut pas fâché d’arriver au port et de pouvoir soupeser la bourse que lui tendit le capitaine pour ses services. Son but était maintenant de trouver un bateau pour partir vers les quatre vents. Cyan observa cette ville, Borhae, qui lui donnait toujours l’impression de la connaître sans que ce soit réellement le cas.  Cette île le rendait mal à l’aise, parce que tout l’y attirait, alors qu’il la détestait. Cette humidité qui collait à la peau, et cette ambiance… Bon d’accord, il n’avait pas réellement d’argument, mais il n’aimait pas être ici. Peut-être parce qu’un truc en lui l’obligeait à y revenir sans qu’il ne comprenne pourquoi. Il grogna et se concentra sur son objectif de trouver un nouveau navire. De toute façon, qu’avait-il d’autre à faire ? A peine descendu du bateau, son sac sur l’épaule, il se tourna vers Isaac :

- Ravi de t’avoir rencontré l’ami.

Il se mordit la joue. Encore une fois, Cyan n’était pas du tout à l’aise dans les conversations où il essayait de dire ce qu’il ressentait. Il fixait son nouvel ami avec une espère de compréhension mêlée d’espoir dans le regard. Cette mission ne lui aurait peut-être servie à rien financièrement, mais au moins, il repartait le coeur certain de ne plus être si seul que ça dans ce monde. Il finit par esquisser un sourire :

- Comment se nomme ce navire que tu cherches ? Que je sache où te trouver quand j’en aurais besoin, lui dit-il comme si cela était l’évidence même qu’Isaac remonte à bord de ce bateau.

Il finit par lui donner une tape amicale sur l’épaule et partir dans plus de cérémonie, pirate au manteau troué, errant sans bateau et…. sans rhum, grogna-t-il en remarquant que sa flasque était une nouvelle fois vide.