Le hurlement du loup [Calyssa]

Un rire franc franchit les lèvres de la sirène alors que la question de sa nièce tombait. Calyssa hésita entre mener Anastasia en bateau ou lui donner la vérité toute crue. Inclinant la tête sur le côté, elle fit mine de réfléchir, de compter sur ses doigts en les levant et abaissant de façon tout à fait inutile. “C’est parce que l’eau fraîche des mers fait un effet revitalisant sur la peau! C’est la seule raison pour laquelle je n’ai aucunes rides à trente-cinq ans.” L’amusement se lisait sur ses traits, exagérant pleinement sa condition. Elle se doutait fort que sa jeunesse resterait plus longtemps que bien d’autres personnes sur l’archipel, après tout, c’était l’un des grands atouts d’être une océanide. Mais c’était surtout que Calyssa avait probablement dû être un accident de parcours entre ses parents, sinon comment expliquer une différence d’une dizaine d'années entre elle et Rhyse qui était son plus proche aîné? Sa mère avait accouché après sa sœur… C’était parfois étrange la vie, comment elle agençait les choses, mais Calyssa était ravie d’être une jeune tante et de pouvoir profiter de son neveu et de sa nièce encore longtemps… Si Calypso le voulait.

Mordant dans l’intérieur de sa joue, la princesse hocha doucement la tête. Si elle suivait son impulsion du moment, elle accepterait sans doute déjà l’offre de sa nièce, grimpant dès ce soir à bord de son navire. Mais d’un autre côté, elles ignoraient tout de la vie de l’autre et Calyssa jugeait qu’elle ne pouvait pas abandonner son équipage actuel sans au moins prendre quelques jours pour faire ses adieux. Ses prunelles se connectèrent à l’océan devant elles, s’obligeant à nouveau à écouler du sable entre ses doigts. “Ambitieux c’est le mot… Difficilement réalisable quand on voit comment les événements avancent…” Les Océanides avaient été massacrés, les obligeant à vivre cachés depuis des années. Ils étaient toujours traqués et elle savait le mal qui rongeait les humains. Après tout, elle en avait fait les frais elle-même. Assurément, si elle pouvait leur rendre leur gloire d’antan et surtout leur liberté, elle était prête à plonger corps et âme dans cette aventure. Mais il y avait aussi les hybrides maintenant. Des personnes comme sa nièce qui méritait tout autant leur aide… Est-ce que les humains pourraient comprendre et faire leur bout de chemin? Est-ce que les océanides les plus puristes d’entre eux seraient apte à accepter la présence d’hybridation parmi leurs rangs? Rien n’était moins sûr.

Ses sourcils se froncèrent légèrement. “Pourquoi caches-tu encore ton identité si tu prends un navire pour faire la guerre?” Il n’y avait aucun jugement, aucune critique, mais il lui semblait que le poids du prénom de sa nièce pouvait avoir un lourd poids dans la balance. Il n’était pas impossible que cela rallie plus de personnes à leur cause, même si ça mettait une cible géante sur sa tête. Mais pour les membres de son équipage, Calyssa aurait fini par avouer rapidement son identité, rien que pour que les matelots sachent encore plus à quoi s’en tenir et même qu’ils soient fiers de travailler pour elle. Sauf que cela restait son point de vue personnel sur la chose. Après tout, pour beaucoup d’océanides, la princesse Calyssa était toujours morte dans la bataille d’Anevine. Seuls ceux qui avaient croisé sa route savaient qu’elle respirait toujours. Une certaine déception marqua ses traits temporairement. “Et je suis bien déçue de ne pas avoir pu croiser ta route à Ka’Hauni. Ça aurait évité de te retrouver aussi tard! J’ai l’impression d’avoir tout manqué!” Une moue s’étira sur ses lèvres, une moue qui ne resta que quelques secondes, trop contente de pouvoir enfin rattraper un peu de temps perdu avec sa nièce.

Enfin… son nez se plissa de frustration devant la question légitime. La princesse souleva une main pour se masser la nuque puis haussa les épaules d’un geste qu’elle voulait désinvolte. “Parce que j’ai connu une partie de l’enfer moins de deux ans plus tard.” Elle n’avait pas envie de s’enfoncer dans son histoire, sachant qu’elle en avait parlé qu’à un cercle très restreint de personnes. Même Rhyse n’était pas au courant, du moins, pas par sa bouche à elle. Et elle espérait que cela ne viendrait jamais sur le sujet. Et puis, ce n’étaient pas des souvenirs qu’elle aimait revisiter, en étant hantée déjà suffisamment pour ne pas avoir à réciter ses souvenirs. “Je te raconterai peut-être un jour.” conclue-t-elle avec un petit sourire en coin.

Un rire ironique s’empara de son être. Sa relation avec Rhyse. Quelle relation? Ils pouvaient presque passer pour deux inconnus l’un pour l’autre, si ce n’était de la guerre constante qui existait entre eux. La seule façon plaisante de prendre des nouvelles c’était par l’intermédiaire d’amis ou d’alliés communs. Sinon, toutes les autres circonstances étaient propices à une dispute. Toutes. Ce qui menait inlassablement au même constat chez la sirène. Son frère la détestait et elle avait foutrement envie de jeter l’éponge, même si ça lui faisait mal au cœur de laisser partir son frère. “Compliquées étant bien faible comme mot, si ça peut te donner une idée.” Parce qu’ils ne savaient pas comment se parler. La communication était simplement impossible… Et ce n’était pas faute d’avoir essayé.

L’histoire de la soirée d’Anastasia mis un baume sur le cœur de la sirène alors que leur discussion avait touché des cordes plus sensibles de sa vie. Elle se pencha légèrement pour appuyer son épaule contre la sienne avec cet air complice. “Je n’ai jamais été aussi contente de suivre mon instinct et de suivre quelqu’un!” Franchement, c’était vrai. Cette soirée avait été toute une surprise, mais aussi une bénédiction. Calyssa prit une grande inspiration et poussa un long soupir. “Mouais… t’as bien raison.” Elle analysa quelques secondes le roulement de l’eau près d’elle avant de finalement se relever et tendre ses mains pour aider Anastasia à se relever. “Viens demain au port. Je vous présenterai Emrys et toi. Tu pourras lui demander l’aide dont tu as besoin. Et entre-temps, je réfléchirai à l’offre que tu m’as fait de te suivre.” Et elle y réfléchirait véritablement. Dans un élan d’amour, Calyssa prit de nouveau sa nièce dans ses bras et la serra fort contre elle. “Je suis contente de t’avoir retrouvée. Maintenant tu ne pourras plus te débarrasser de moi.” lâcha-t-elle sur le ton de la plaisanterie. “Je dois retourner sur l’Arcelia, mais on se revoit demain?”
 

Le hurlement du loup

-Trente-cinq ? On a presque le même âge, c’est fou !

Si peu de différence avec sa tante, c’était amusant. Elles avaient plus en commun qu’Anastasia ne l’aurait pensé.

“Ambitieux c’est le mot… Difficilement réalisable quand on voit comment les événements avancent…”

-Ce qui se passe à Fedja est à la fois un fléau et une opportunité. Il est plus facile de négocier des alliances en temps de guerre quand les différents partis doivent faire front contre un ennemi commun.

Sa stratégie était audacieuse et reposait sur de nombreuses variables qu’elle ne maîtrisait pas. Pour autant, Anastasia était déterminée à tenter sa chance… Et ça commençait par utiliser ses connexions avec Avitus pour tenter de créer un rapprochement entre les Sovevna et leurs loyalistes - hostiles à toute forme d’autorité - et le duché de Temerys. Si elle arrivait à produire ce miracle, le reste serait à portée de main.

- Je suis censée être morte depuis trente et un an, j’aurais du mal à prouver mon identité tant que mon père n’aura pas pris la parole pour rappeler mon existence au monde… souffla-t-elle d’un air boudeur. Je préfère déployer mon énergie ailleurs pour l’instant. Mais l’anonymat a aussi ses avantages, je peux m’activer sans que personne ne fasse attention à moi et mettre mes proches au courant petit à petit sans… les brusquer.

C’était une épreuve de tomber le masque après une vie de tabou à cacher son identité. Ana se sentait parfois impostrice en brandissant son propre nom… Peut-être que ce temps, elle en avait besoin elle aussi pour accepter cette transition et assumer le fait que les secrets qui régentaient sa vie depuis toujours et la protégeaient étaient en train de s’effriter.

La princesse sourit. A quoi aurait ressemblé sa vie si elle avait eu de la famille à ses côtés ? Elle se posait souvent la question depuis qu’elle avait retrouvé son frère et son père… Aurait-elle été plus heureuse ? Vaelyre était en grande souffrance, Vadyslas était… Disons qu’il n’était pas comme elle l’avait imaginé… Calyssa multipliait les gestes d’affection, elle était bien plus démonstrative que les Sovevna. Elle n’avait qu’un an de plus… Peut-être qu’elles auraient partagé un lien sororal, comme celui qu’Ana avait longtemps entretenu avec Delilah avant que l’esclavage ne les sépare l’une et l’autre.

Son regard se fit scrutateur et elle hocha la tête, compréhensive.

-Tu n’es pas obligée d’en parler… Mais je t'écouterai si tu en ressens l’envie.

Quand elle serait prête. Certains traumatismes perduraient à jamais et marquaient l’esprit aussi durablement que la chair. Elles auraient le temps de faire connaissance, peut-être qu’elle lui dirait alors pourquoi Rhyse et elle étaient en rupture…

-Je viendrai, répondit Anastasia avec un sourire, touchée à l’idée que sa tante considère sérieusement l’idée de délaisser son équipage pour s’embarquer avec elle.

Une dernière étreinte, les deux femmes se séparèrent avec la promesse de se retrouver.
Anastasia retourna auprès de ses camarades le coeur débordant de lumière. Elle adressa une prière à Calypso, reconnaissante. Aucune ombre ne pourrait voiler son humeur ce soir.

Codage par Libella sur Graphiorum