Heiura ~ Le coeur de l'océan

Boussole J'ai 19 ans, la curiosité et l'insouciance de mon âge. Après une enfance paisible entourée de ma grande famille, protégée et aimée comme tout enfant devrait l'être, je pense à mon oncle parti dix ans plus tôt, je l'imagine vivre une vie d'aventure, de rencontres et de passion et je commence à vouloir suivre ses traces depuis quelques années déjà... Alors j'ose et je m'aventure un peu plus dans la société humaine, à Freyr ou Kelona, sans chercher à cacher mes origines. Je fais des rencontres, la plupart plutôt froide mais je ne m'offusque pas. Le pouvoir qu'à sur eux ma beauté me fascine, sans que je ne cherche à en profiter et encore moins à user de mon chant. Je souris et je contemple, simplement et sans rien faire d'autre.

J'ai 20 ans lorsque je rencontre cet homme venu d'Oshaara. Attiré par mon sourire, nous faisons connaissances entre deux éclats de rire. Il doit repartir mais me fait promettre d'attendre son retour. Sans vraiment l'attendre, je reviens régulièrement dans cette taverne de Freyr jusqu'à qu'il soit de retour. Il me présente alors une amie à lui et me propose de les suivre, de venir découvrir Oshaara avec eux, d'assouvir cette curiosité dont je lui ai tant parlé. Je n'hésite pas bien longtemps. C'est à mon tour de voler de mes propres ailes !

J'ai 21 ans et nous voilà sur un bateau, à fendre les vagues vers un monde nouveau. Une nuit, c'est un baiser que nous échangeons sous la lune. Puis je finis par céder à mon désir pour lui, même s'il est humain, même si j'avais juré de ne jamais me reproduire avec eux. Tant que la lune n'est pas pleine. Je pensais éprouver de la honte, mais mon cœur est pur et l'amour abat les préjugés. La traversée prend des allures étranges quand un soir nous fumons tous les trois du lotus noir sur le pont du navire. Ce soir là, la mer est plate et silencieuse, puis elle s'est mise à tanguer, à prendre des couleurs étranges. Nous avons ri, nous nous sommes rapprochés, il nous a encouragé à nous embrasser. Puis nous avons rejoint la cabine, tous les trois. Je ne me rappelle pas de tout mais je me souviens d'elle qui me disait comment embrasser, et de lui qui me faisait découvrir toute la sensualité de mon corps, dans ma façon de me mouvoir et de regarder. Un sentiment étrange avait commencé à s'emparer de mon cœur alors que ma raison le faisait taire, je m'amusais, je découvrais des choses et je n'avais pas de raison de me méfier d'eux. Ce fut la seule nuit à trois, un coup de folie m'étais-je dit alors.

J'ai 22 ans et je suis devenue esclave. A peine ai-je posée le pied sur l'île que le piège si finement tendu s'est refermé sur moi. Le terrible prix de l'insouciance. Un collier de draconite qu'elle a mis sur mon cou pendant qu'il enchainait mes bras, il m'a donné à une autre, empochant alors une belle liasse de billet. « J'ai commencé sa formation, elle est prometteuse, elle te rapportera gros. J'attends ma part tous les mois. » Ses derniers mots, sans le moindre remord, sans le moindre regard. Je ne les ai jamais revu, ce duo étrange que je n'arrive même pas à haïr.
D'Oshaara, je ne verrais presque rien. J'embarque sur un autre bateau dans la foulée, un bordel flottant où l'on me demandera d'assouvir les besoins des clients, les clients qui les payent eux, pas moi.
Je suis furieuse, je refuse, je me débats, j'essaye de briser ma cage, je mords, du moins j'essaye et je prends coups sur coups, cela dure des semaines. Ils ont fini par mettre ma cage à l'eau et m'ont oublié là quelques jours, alors épuisée et affamée, je capitule. Et puis je comprends que de meilleurs repas m'attendent lorsque je coopère. La matrone est payée, le client est satisfait et je suis bien nourrie et bien traitée. Le lotus noir aide, ma morsure aussi.

Sur le navire il y a un shaman qui s'assure qu'aucun bâtard ne vienne au monde. C'est arrivé qu'il ôte la vie de mes entrailles, une douleur tant physique que psychique, même si c'était pour le mieux. La déchirure est immense, déchirure du cœur et de ma féminité, de mon identité aussi. Et l'idée d'avoir porté en mon sein un hybride me fait me sentir indigne de mon propre peuple.

Avec les années, je deviens une "bonne esclave", on me surveille moins et je profite de ma morsure dès que je le peux. Les clients n'y voient que du feu et moi je me souviens d'un peu plus de nuits, moins embrumée par la drogue.
Je me souviens aussi des autres : hommes, femmes, hybrides, esclaves ou ayant choisi de monter à bord, parfois cruels, plus souvent, nous nous entraidions comme nous pouvions. Je me souviens d'une esclave qui avait essayé de séduire un pauvre moussaillon pour qu'il l'aide à s'échapper. L'histoire a mal fini pour les deux, la maquerelle ne rigolait pas avec ça.
Toutes les nuits j'ai prié Calypso de me sortir de là.

J'ai 26 ans et les canons tonnent, le feu éclaire la nuit, la coque se brise. Calypso a entendu mon appel, elle n'a pas envoyé son kraken mais le Red Silk coule tout pareil. Les marins de l'équipage sautent à l'eau, la maquerelle hurle son désespoir et nous sombrons tous ensemble. Ma cage est brisée et ma peau redevient écaille, me permettant de m'extirper avec facilité de la carcasse. Je ne le fais pas seule, je remonte avec moi ceux que je peux, leur trouve une planche sur laquelle s'accrocher. Au fond de l'eau, je vois la maquerelle dans sa robe rouge, inconsciente, tirée vers le fond par le poids du tissu. J'avoue avoir hésité avant de la ramener à la surface elle aussi, malgré tout ce qu'elle m'a fait vivre. Le temps que je la remonte j'avais perdu de vue le shaman d’opale. Calypso l'avait emporté, une justice qui revenait aux dieux seuls.
Puis j'ai fui le chaos, retrouvé ma liberté, ou presque. J'ai suivi le courant au hasard, nagé aussi vite et aussi longtemps que j'ai pu sans penser que le lotus noir allait bientôt me rattraper.

Inconsciente, j'ai échoué sur une plage.