Amélia Kenway

Boussole



Je me réveillai en sursaut. J’avais dû retenir mon souffle pendant que je dormais car j’étais haletante.

Ce cauchemar, je le faisais très souvent. Il me hantait, encore et encore quand je fermais les yeux.

Cela faisait sept ans déjà. Je ne me souvenais de rien avant, comme si ma mémoire avait été balayée par la tempête. Parfois, des impressions de déjà vu ou de vague réminiscence de ce qu’avait pu être ma vie d’avant me frappaient. Ephémères, insaisissables…

On m’avait trouvé ensanglantée et sanglotant, telle une naufragée, tenant une femme mortellement blessé dans mes bras. De cela non plus, je ne me rappelais pas. Mes premiers souvenirs remontaient à l’hospice qui m’avait prise en charge. Au médaillon qu’on avait trouvé sur moi et à sa gravure “Amélia K.”, avec une date de naissance, je devais le prénom. J’ignorais si j’étais cette Amélia, mais je l’étais devenue par la force des choses. On supposait que ma mémoire avait flanchée à cause des coups reçue, ou peut-être, du traumatisme. Passées les premières semaines, les soignants cessèrent de croire que je retrouverai un jour mes souvenirs. Quelque chose faisait barrage : mon cerveau peut-être, qui refusait délibérément de se rappeler d'un événement trop difficile. Souvenir qui faisait obstacle à tous les autres. Le désespoir me frappa : étais-je donc si faible pour que mon esprit se joue ainsi de moi ?! 

Après ma convalescence, sa posa la question de mon avenir. Je n’étais personne, j’étais désargentée, j’ignorais tout de ce dont j’étais capable et si j’avais été formée à un quelconque métier. Peu d’options s’offraient à moi…

Je choisi sans choisir, me laissant porter par ce triste fil de la vie. La soignante, en relation avec une maison close, m’introduit. Valetta, la dirigeante de l’établissement, prenait soin de ses filles, la clientèle était de qualité, la solde meilleure que ce que j’aurais pu espérer ailleurs.

Ce fut horrible au début, moins avec le temps. Valetta était une femme de caractère, respectée, et juste. Elle prit à cœur le fait de me former. Pas seulement aux rapports charnels mais aussi à l’art de parler pour adoucir les coeurs, à la musique pour séduire, aux bases de l’étiquette pour ne pas commettre d’impair avec les clients les plus prestigieux et, quant elle vit au bout de quelques années que je m’y intéressais, à la gestion et à la comptabilité. Je finis par m’estimer chanceuse de l'opportunité qui m’étais offerte. Au fond de moi pourtant, demeurait une sensation de vide. Comment ne pas souffrir quand on était étrangère à soi-même ? Quelque chose avait volé vingt et un ans de ma vie. Qui était cette femme que je tenais dans mes bras quand on m’avait trouvé ? Avais-je une famille quelque part ? Personne ne semblait avoir lancé d’avis de recherche… J’étais désespérément seule.

Doucement, année après année, j’économisais, dans l’espoir de pouvoir prendre mon envol. Acheter des terres, un domaine peut-être, produire mon vin ou développer un commerce… Si je n’avais pas de nom, pas de famille, j’allais devoir travailler dix fois plus pour devenir quelqu’un. Mais j’y arriverai. Je savais que j’en étais capable, j’avais la volonté et la combativité nécessaire pour m’en sortir.

Un jour, je m’élèverait et je montrerai à tous que j’étais plus qu’une orpheline sans nom, qu’une catin. Il fallait bien un avantage au fait de tenir dans le creux de mes bras les influant de Temerys qui côtoyaient la maison close. Les petits oiseaux, réguliers dans leurs visites, étaient bien bavards quand je les amènais au septième ciel... Ils déchargaient leurs esprits, se confiaient, et les confidences, bien utilisées, étaient synonymes de pouvoir. 

Un jour, je finirai par savoir ce qui était arrivé à ma famille et je ferai payer le centuple au coupable. Car j’étais persuadée au fond de moi que le drame qui nous avait frappé n’était pas un accident. Un shaman nous avait attaqués… Si j’ignorais encore pourquoi, j’entendais bien avoir le fin mot de l’histoire un jour.