Une légère brise s’insinuait dans les méandres du bateau, virevoltant à bâbord ou à tribord dans une danse que la physique aurait reniée si la magie n’avait pas été à l’œuvre en ce jour de calme plat. A l’instar du reste de l’équipage, Callisté vaquait à son occupation du jour : nettoyer les pièces de vie de la vivenef. Mais point de balai et de chiffons pour la shaman : la présence de Dario quelque part sur l’Écho lui permettait d’utiliser sa magie sans effort aucun. Ainsi la poussière et les saletés se rassemblaient devant ses pieds comme de bons petits soldats et Callisté n’avait plus qu’à se baisser pour les ramasser. Il n’y avait rien de plus facile que le ménage pour un mage de l’ordre du Saphir et Callisté éprouva le sentiment du travail bien fait en observant le bois de la vivenef qui brillait comme un sou neuf.  

Elle soupirait d’aise au moment où elle entendit le cri de Kalyani. La formule consacrée lui arracha un hoquet. Ces mots ravivèrent durant quelques terribles secondes l’espoir qu’il s’agissait de son fils. Mais c’était bien évidemment impossible après tant de mois et la raison reprit aussitôt possession de son esprit. Ce qui ne l’empêcha pas de tourner les talons et de remonter sur le pont pour découvrir le naufragé qui brisait la routine de cette journée. L’équipage était déjà presque rassemblé, seul Dario manquait encore à l’appel, et Callisté rejoignit ses compagnonnes au moment où Wyl pinçait les cordes de son instrument diabolique – de quoi donner envie à tout naufragé de repartir illico affronter les dangers de l’océan.

L’enthousiasme de la jeune musicienne n’était pas spécialement contagieux et Callisté fronça les sourcils en observant – et en sentant – le loqueteux qui venait de poser pied sur les planches d’Écho. La shaman n’était pas méfiante de nature, mais les quelques mois passés sur la vivenef lui avaient appris à être plus attentive aux intentions des autres et ce bougre perdu au milieu de nulle part avait suffisamment de quoi la laisser pensive. De toute façon, c’est bien leur capitaine qui aurait le dernier mot et Callisté préfèra attendre de voir ce qu’il en était.

Quelques notes, quelques soupirs, et l'attente ... Dario n'en pouvait plus, de cette interminable attente. Combien d'heures, non, combien de jours ? Combien de foutus siècles avaient-ils passés à attendre ? Il n'avait jamais passé plus de quelques semaines à bord d'un navire, juste de quoi traverser d'une île à l'autre, et le plus souvent en tant qu'invité ou simple passager. Aussi se demandait-il par quel cruel mauvais tour de la destinée il avait bien pu se retrouver là durant des mois entiers. Nouveau soupir. Ça ne pourrait pas durer, pas vrai ? Il balaya le pont des yeux, passant en revue les uns et les autres. La plupart étaient des gens bien, plus ou moins. L'Echo était un petit monde à part, un amas d'individus poussés jusqu'ici par les vents d'existences contraires, et pourtant ... C'était beau, c'est vrai, même lui devait bien l'admettre. Toujours était-il que ce n'était pas son monde. C'était le sien, qu'il avait rejoint, encore, et sans trop savoir dans quelle mesure il y avait été forcé ou non. De son perchoir, Dario suivit Callisté du regard. Il avait passé les derniers jours à l'éviter. Il ne savait pas trop comment lui annoncer. Heureusement, l'appel à l'aide lancé par Kalyani lui évita de s'enfoncer trop profondément dans les abysses de sentiments mouvants qui l'animait ces derniers temps et qui, comme chaque fois, ne faisait que prolonger son indécision, et leur interminable attente avec. Dans sa poitrine, il sentit le cœur battant de Callisté qui se gonflait d'un espoir éphémère. Car la réalité la rattrapait aussitôt, la ramenant à une raison qui leur déchirait le cœur. Combien de fois avait-il assisté, impuissant, à ce terrible désastre qui se jouait en elle chaque fois qu'une lueur d'espoir s'éteignait, sans cri ni pleur, là, en son for intérieur ? Dario pouvait bien débarquer de l'Echo quand il le voudrait, mais il serait pour toujours et à jamais le passager du cœur blessé de Callisté.

S'extirpant de la position surélevée dans laquelle il avait pris l'habitude de s'installer pour exercer sa voix et jouer sa musique, il s'approcha à son tour de l'attroupement qui se constituait plus ou moins hâtivement autour du repêché. Pas de surprise. L'homme, trempé et hirsute n'aurait pas pu être confondu avec Orion même si ce dernier avait dérivé pendant un bon millier d'années. Il chercha la shaman du regard mais celle-ci portait déjà son attention sur Neïa, attendant certainement que celle-ci prenne la parole. N'avaient-ils pourtant pas perdus assez de temps ? Contrairement à la shaman, Dario avait davantage de mal à se plier à l'organisation inhérente à la vie à bord d'un navire. Aussi intervint-il sans attendre davantage, répondant à la question de Wyl bien qu'elle ne lui soit pas adressée: « - A vue de nez, je dirais qu'il y est depuis une bonne journée. »  Dario était intrigué par le bonhomme qui venait d'être ramené à bord et cherchait à retrouver un semblant de constitution. « - Non, la question c'est plutôt qu'est-ce que ça peut bien nous faire ? Il ne me semblait pas que nous officions dans la pêche aux débris, même quand ils viennent par lot et que l'un d'entre eux s'avère capable de parler. » Il se retourna vers Neïa: « - Il vaudrait mieux le mettre aux fers dès maintenant et s'éviter de mauvaises surprises. Nous pourrions le larguer bientôt, les rives de l'Orage ne sont pas loin ... On y trouvera bien un port qui accepte les bernacles grisonnants. »

Il espérait surtout faire une escale depuis longtemps espérée, même si le retour dans la région natale était une autre source d'inquiétudes pour lui. A ce stade pourtant, affronter de vieux démons lui paraissaient moins terrible que passer les dieux seuls savaient encore combien de jours sans toucher terre ...

Callisté fronça les sourcils. Si elle n’était pas excessivement joyeuse à l’idée de ce repêchage, Dario le semblait encore moins et son antagonisme transparent heurta sa sensibilité. Depuis qu’ils avaient rejoint l’équipage, la shaman sentait que son ombre n’y était pas à son aise. Mais la situation qui les avait mené à monter sur la vivenef avait à cette époque bien plus d’importance que le malaise de Dario. Maintenant que l’urgence était passée, que la patience et l’espoir occupaient toute la place, elle prenait aussi peu à peu conscience que sa relation avec Dario changeait. Ou, en tous cas, qu’il se montrait plus distant avec elle. Elle se doutait bien qu’il était tout autant affecté qu’elle par la disparition d’Orion – après tout, ils avaient grandi ensemble presque comme des frères – mais elle sentait qu’il y avait autre chose. Quelque chose de plus insidieux, et qui lui échappait complètement. Pour tout dire, elle se rendait compte qu’ils se retrouvaient rarement seuls sur l’Echo, et que ce n’était pas spécialement de son fait à elle. Dario l’évitait-il ?

Cette pensée n’eut pas le temps de s’insinuer plus avant car le repêché fanfaronna tout en leur servant un patronyme bien peu inspiré. Callisté roula des yeux, oscillant entre agacement et consternation. Sur quel énergumène étaient-ils donc tombés ? La shaman croisa les bras en s’appuyant contre le bastingage, écoutant d’une oreille distraite les explications de bonimenteur de ce… Peerat. Elle retint cependant un rictus lorsque le bonhomme se moqua de Dario. Il l’avait sans doute bien mérité après les paroles qu’il avait tenues, mais son côté maternel se reprit aussitôt. Pourtant, l’attitude de ce Vi Jy ne méritait clairement pas de s’y attarder outre mesure. Il agissait comme un enfant gâté qui ne parvenait pas à obtenir ce qu’il demande. Ce pseudo ultimatum qu’il leur lança la laissa de marbre et Callisté commença machinalement à agiter ses doigts pour manipuler l’air ambiant, le pliant à sa volonté pour envoyer comme une poussée dans le dos du repêché. Réalisant ce qu’elle était en train de faire, la shaman referma les doigts, et se concentra sur les paroles de sa capitaine.  

Callisté sourit en coin. Neïa était plus fine que ne le laissait penser sa blonde candeur et, si les sœurs Sìnda ne semblèrent pas se formaliser de la pique qu’elle venait de leur faire, il fallait sans doute y voir là le résultat d’une bonne entente entre les membres de cet équipage hétéroclite qui apprenait toujours à se connaître. Et c’était précisément pour cette raison que Callisté s’était montrée plus réservée. Néanmoins, si les jeunes femmes n’opposaient pas leur voix à la montée définitive du naufragé sur leur pont, Callisté ne le ferait pas non plus. D’autant plus qu’il y avait déjà là une certaine forme de majorité dans les voix données.

« Il peut éplucher les pommes de terre… ou m’aider avec les voiles et les cordages, nous ne serons pas trop de deux, s’il y a suffisamment de muscle sous tout ce bagout », fit-elle en jetant un regard lourd au nouveau venu.

Les mots de l'impromptu excitèrent le goût de Dario pour les joutes verbales, exercice auquel il s'était trop souvent livré avec quelques uns de ses pairs et rivaux. Si son tempérament l'avait souvent incité à réagir au quart de tour, il n'avait jamais été du genre violent. Là où d'autres auraient fait payer l'affront - quand bien-même Dario l'avait bien cherché - en coups sonnants et trébuchants, lui avait toujours préféré se servir d'un arsenal de piques et de railleries. Il vivait par le mot, mourrait sans doute à cause de celui-ci. Comment pourrait-il en être autrement ?

Toutefois, les représailles devraient attendre. Neïa, qui avait pourtant écouté comme lui les élucubrations du naufragé, semblait désormais encline à considérer sa demande. Peut-être par conviction, peut-être par conformisme, le reste de l'équipage sembla alors se rallier à l'idée. Déjà, le musicien sembla rassembler ses pensées afin d'argumenter. Il ne fallait pas se laisser berner, ne pas se laisser dérouter par les esbroufes d'un type qui n'était même pas fichu de donner sa véritable identité. Néanmoins, la prise de position de Callisté acheva toute velléité. Dario soupira et se tut simplement, préférant déposer les armes avant même de les avoir prises. Même elle ne le soutiendrait pas. Évidemment. Il savait, au fond, que ça n'avait rien à voir avec lui, rien à voir avec eux, mais il ne put s'empêcher de prendre cela comme une preuve supplémentaire de quelque chose.

Visiblement peu satisfait de la tournure que prenait les évènements, Dario pris les devants et déclara finalement: « - Bon eh bien, ça me semble acté. » Il jetait un regard visiblement amer à Callisté. « - Bienvenue à bord, monsieur Peerat. J'aimerais néanmoins vous demander une faveur ... » Il marqua une pause, ménageant le suspens, avant d'y mettre fin d'une voix faussement amusé: « - Cette nuit, quand vous viendrez nous égorger dans notre sommeil, aurez-vous l'amabilité de me juguler le premier ? » . Il précisa sa demande: « - C'est que, voyez-vous, la "nature" a voulu que je sois voué à mourir le premier ou à souffrir deux morts plutôt qu'une. J'aimerais autant m'éviter cette peine. »

Sous couvert d'humour, l'ombre laissait là s'échapper une de ces inquiétudes qui l'avaient si longtemps torturé, et qui expliquait certainement son attitude. Au-delà de ce lien qu'il s'était vu si injustement imposé, c'était la nature asymétrique de ce dernier qui l'avait toujours le plus révolté. Au fond, Dario n'avait rien contre l'énergumène. A froid, il aurait sans doute reconnu sans trop de résistance qu'il n'avait pas l'air plus menaçant qu'un autre. Qu'un type qui avait choisi un jeu de mot si moyen comme pseudonyme ne pouvait pas être fondamentalement un danger. Néanmoins, Dario avait l'impression d'avancer ici comme sur une corde raide. Il avait renoncé à sa liberté si douloureusement acquise pour rejoindre l'Echo, équipage au sein duquel il n'était pas certain de jamais trouver sa place. Il craignait alors davantage tout ce qui pouvait perturber l'instable équilibre dans lequel il se trouvait ...