Anastasia Sovevna

Boussole La guerre me prit absolument tout. Ma maison, ma famille, mon héritage, ma terre…

Mes souvenirs se mélangeaient aux récits de ma gouvernante et à ce que j’avais entendu raconter après. Il m’était difficile de faire le tri entre le réel et mon imaginaire. Je me souvenais de la précipitation, du son des lames qui s’entrechoquaient, de ce soldat qui me portait et qui s’était effondré sur moi, une flèche dans la gorge, alors que je hurlai. Je me rappelaient d’un mur qui s'ouvrait et d’une longue traversée dans un tunnel clos et humide… Je me souvenais d’un bateau qui nous amenait… Mon dernier face à face avec Fedja. L’obligation de taire nos identités, de ne jamais révéler qui nous étions… La gouvernante avait présenté cela comme un jeu de rôle, mais j’avais senti sa peur. Elle était terrifiée… Il me fallut du temps pour comprendre que jamais je ne reverrai cette mère et ce père que je réclamais à chaque heure du jour et de la nuit, de ce frère chéri qui me racontait des histoires et me faisait rire aux larmes, de mes oncles et tantes, cousins et cousines, des amis et des domestiques qui rythmaient ma vie... Des années pour comprendre qu’ils étaient tous morts ou disparus à jamais ; ma famille maternelle et paternelle, tous ceux que j’avais aimé de tout mon cœur, anéantis. Plus de princesse, plus d’Anastasia…

Heureusement, Delilah était là. Ma soeur de coeur, ma lumière. Nous grandissions ensemble et nous apprenions. La gouvernante m’instruis autant qu’elle pu, mais sa santé était fragile et elle finit par s’éteindre elle aussi… Nous fûmes alors seules et livrées à nous-même. Huit ans, c’était jeune mais suffisamment âgé pour prendre conscience des choses. Les années passèrent à l’orphelinat, Ka’hauni se révéla un abri acceptable…

Ou pas. Un raid, un enlèvement, l’esclavage. J’avais treize ans alors. Mes nouveaux propriétaires découvrirent une jeune fille aux bonnes manières, capable de lire et écrire. Ils se frottèrent les mains, décidèrent d’exploiter ces qualités bien rares pour une “créature de mon espèce”. J’assistai, j’écris, je documentai… Mon éducation me sauva et me permis d’échapper au pire de ce que l’esclavage pouvait offrir à une femme, probablement. Ce n’était pas une vie heureuse, mais c’était une vie malgré tout. A la première occasion qui se présenta, je tentai ma chance et filai… Je fus contrainte d’abandonner Delilah et mon coeur se brisa en morceaux… Je me promis de revenir la sauver un jour, quoi qu’il m’en coûte. J’avais quinze ans.

Je suppliai le capitaine de la première vivenef que je rencontrai pour embarquer. J’obtins difficilement un travail à peine payé mais qu’importait au final ? Je fuyais pour vivre, j’aurais accepté d’embarquer sans salaire. Pendant la traversée, je sympathisai avec le groupe de mercenaires employés pour protéger la cargaison du navire tant et si bien que je repartis avec eux une fois le pied posé à terre… De grandes gueules caractérielles mais au bon coeur, je les amusai. Ils me prennaient en pitié peut-être, ou en sympathie, je n’aurai su dire, toujours est-il qu’ils m’offrirent du travail et que je n’aurais pu rêver meilleure escorte pour veiller sur moi. Je m’occupai de leurs chevaux, de leur faire à manger, je les aidai à entretenir leurs armes… Et petit à petit, je deviens l’une des leurs. Les armes passèrent dans mes mains, ils m’apprirent d’abord quelques passes basiques juste au cas où, puis l'entraînement se complexifia. Mon corps se forgea au fil des deux années qui suivirent, je m’endurcis et me sculptais. Et un jour, un jour lorsque je me sentis suffisamment en confiance… Je finis par m’ouvrir à eux, à leur parler de cette soeur que j’avais laissé derrière moi et qui avait besoin de moi. Les convaincre de mener un sauvetage sans paiement ne fut pas chose aisée, mais j’insistai tant et si bien que l’un d’eux s’exclama “Gamine, si tu prononces encore une fois le nom de cette foutue ville, je te jette dans la rivière”. Je finis effectivement trempée. Le lendemain, nous scellions nos chevaux et nous nous mettions en route.

Une aventure qui ne nous mena à rien. Delilah n’était plus là, elle s’était échappée. Je fus partagée entre le soulagement de la savoir loin de ses ravisseurs et le désespoir… Les probabilités que je retrouve un jour mon amie d’enfance étaient presque nulles. Je repartis alors, et je continuai à œuvrer avec ma bande. Protéger et escorter, intimider le plus souvent, me battre si besoin… Pour de l’argent. Les années passèrent, la princesse Anastasia devint un lointain souvenir, profondément enterré dans un coin de mon esprit. Les voyages avaient le mérite de me protéger de ceux qui auraient pu être tentés de remonter ma piste pour m’instrumentaliser à quelques fins politiques ou de me détruire. Puristes humains ou océanides, loups blancs, les ennemis ne manquaient pas… Katerina hantait souvent mes songes, son ombre planait et continuait à me terrifier. Mon identité était un secret que je préservais avec beaucoup de soin. J’incarnais un symbole que beaucoup voulaient faire taire, un monde ancien qui s’était effondré, un dangereux héritage politique… La croyance populaire qui me voulait morte me protégeait plus sûrement que toutes les épées du monde.

Au fond de mon coeur, j’espèrais ne pas être la dernière en vie, que d’autres membres de ma famille avaient pu échapper au coup d’Etat, à la bataille d’Anevine et au génocide qui avait suivi. Un rêve douloureux auquel je ne voulais pas m’accrocher. A quoi bon ? Je n’avais aucun moyen de savoir, de remonter leur piste… Pas sans me faire connaître au monde et attirer à moi tous les assassins que je fuyais désespérément.

Les années passèrent et me conduisirent à un travail relativement paisible. L’escorte d’une caravane marchande qui traversait la région me mena à une grande exploitation agricole. Le propriétaire nous embaucha pour patrouiller dans le secteur et intimider quiconque s’approcherait de trop près. La présence de bandits dans les environs le préoccupait, plusieurs de ses employés avaient été inquiétés, une partie de sa production pillée et les autorités n’avaient pas suffisamment de moyens pour agir efficacement dans cette partie reculée de la campagne. Ce fut un coup de foudre pour lui… Et si je ne pus jamais lui rendre le quart de cet amour, je me laissai doucement entraîner dans une relation avec cet homme. Il était gentil, dévoué et son affection m’enveloppa comme un cocon tant et si bien que je finis par délaisser mes activités de mercenaires pour m’installer avec lui. Je ressentis pour la première fois de ma vie de l’apaisement, comme si je trouvais enfin un peu de paix dans cette existence chaotique. Une douceur qui m’amena doucement à penser que je pouvais laisser mon passé derrière moi pour reconstruire sur les cendres, tout oublier pour guérir…

Je devins épouse et deux ans plus tard, je tombai enceinte, une nouvelle que j'accueillit avec beaucoup d’inquiétude… Mais aussi de joie. Lorsque nos voisins tombèrent malade, nous ne nous alertâmes pas… Puis ce fut nos employés, les uns après les autres… Puis vint mon tour. L’épidémie frappa violemment, le taux de mortalité explosa. La fièvre me conduit à des délires psychédéliques… Lorsque je revins finalement à moi, des jours plus tard et que j’entamai la phase remontante, Tomas qui avait pris soin de moi sombra à son tour… Il ne s’en releva jamais. Je n’aurai su dire si l’élément déclencheur fut ma maladie ou la perte de mon époux, ma part de responsabilité dans cette tragédie… La fausse couche survint quelques jours plus tard et fut tristement brutale. La double disparition me brisa le coeur et me rappela à quel point ce monde était cruel. J’étais habituée à marcher sur un tas de cendres, cependant… Le destin se chargeait de me rappeler à lui. Si je n’avais pas le droit à la douceur d’une vie rangée et sans histoires, alors à quoi pouvais-je prétendre ?

Je demeurai un moment dans cette demeure sans âme et m’investis pour porter secours aux villageois qui avaient grand besoin de toute l’aide possible pour se remettre du désastre… Et lorsque j’estimai avoir accompli mon devoir, lorsque le silence de ma maison devint insupportable à mes oreilles, je vendis l’exploitation et repris la route accompagnée de mon fidèle ami à quatre pattes que je choisis d’emporter avec moi.

La vie reprit son cours.

Et puis un jour, une rumeur vint à mes oreilles. Fedja à nouveau accessible…
Devais-je y voir un message de Calypso ?