Aesira - l'Oubliée

Boussole

i. Prémisses avortées

1. L'enfant indésiré

Des premières années de sa vie, Aesira ne garde que des souvenirs fugaces. Le reste, elle l'a soigneusement bâillonné et enterré au fond de sa mémoire, parce que le passé ne mérite pas qu'on se souvienne de lui.

Aesira naquit au sein d'une famille ancrée dans la Guilde depuis plusieurs générations. Hélas, l'actuel patriarche fût doublement frappé de malchance ; une première fois en voyant sa flotte – et sa fortune – couler un soir de tempête, et une seconde en choisissant de noyer ses échecs dans les jeux d'argent.

Quand la petite fille vit le jour, les coffres étaient vides. Son nom avait déjà perdu son éclat passé et poursuivait son lent mais inexorable déclin.

Elle n'était pas attendue. A vrai dire, on ne soupçonnait même pas son arrivée. Elle apparut par surprise, deux minutes après la naissance de son frère – le mâle tant espéré, l’héritier, celui sur lequel l'avenir de la maison allait reposer.

Son père ne porta sur elle, minuscule poupon qu'elle était, qu'un regard amer. Une fille ? Que faire d'une fille ? Elle n'était qu'une bouche supplémentaire à nourrir, une dépense superflue en vêtements, en éducation... et pour bien d'autres choses encore.

Mais voilà. Là où la demoiselle hurlait et se débattait comme un beau diable, débordante d'une fulgurante énergie, son frère, lui, était un petit être faible, chétif et étrangement silencieux. L'accoucheuse donna son verdict ; Impossible de garantir de le petit garçon passerait la nuit. Alors, dans cette hypothèse, peut-être que la petite fille aurait le mérite de réconforter ses parents endeuillés.

Contre toute attente, Aes survit. Et Aesira eut le droit de rester auprès de lui.

Son père se désintéressa totalement d'elle. Quant à sa mère, désireuse de justifier les dépenses aux yeux de son époux, lui inculqua une éducation stricte. Si cette femme l'aimait à sa manière, Aesira ne gardera pas souvenir du moindre geste d'affection. Les femmes de chambre et cuisinières remplirent bien mieux qu'elle son rôle de mère.

Mais Aesira n'avait besoin que de son frère. Sa moitié. Son âme jumelle.

Malgré les années, l'enfant conserva sa santé précaire. C'était contrariant, car Monsieur Sunrà avait des projets sur le feu. Des projets dont Aes était le centre. Il négocia et arrangea un mariage pour son fils, dans l'espoir fou de redorer le blason de sa famille. Dans quelques années, lorsqu'il sera en âge d'épouser la prétendante qu'il lui avait choisi, il récupérera sa dot, sa fortune, et surtout : les bateaux marchands de son père.

Hors de question de laisser la maladie du petit garçon mettre à mal ses projets. Alors, on mit Aesira à contribution. Qui de mieux que sa jumelle pour donner le change ? Sans lui laisser le choix, on fit couper ses cheveux. On l'habilla avec des vêtements de garçon. On la laissa finalement recevoir les mêmes leçons que son frère, auprès du précepteur. On la reprit sur son langage, sur ses manières, pour qu'elle puisse paraître comme celui qu'elle devait remplacer les jours de fièvre. Ponctuellement, le temps de quelques heures, Aesira devint Aes, et suscita enfin une étincelle d'intérêt dans les prunelles de son père.

2. Marque indélébile  

TW : Brûlure, violence infantile

La ressemblance devait être parfaite. Jusque dans les moindres détails. Car pour le bien du projet marital, la santé d'Aes devait absolument rester secrète, et le jeu de rôle d'Aesira devait être sans faute.

C'est ainsi qu'Aesira écopa de sa première cicatrice.

Ils n'avaient que six ans, les deux garnements, lorsqu'ils décidèrent de prendre la cuisine d'assaut. Ils avaient longuement comploté leur plan d'action, à l'abri du soleil d'été sous le cerisier au fond du jardin. Et puis, quand ils furent certains d'en avoir peaufiné tous les détails, ils se faufilèrent entre les fourneaux dès que la cuisinière eu le dos tourné.

Ils y étaient presque. L'assiette de gâteaux, encore chauds, était à portée de mains. Ils allaient récupérer et emporter leur butin, pour aller le déguster à l'abri des regards.

Mais ce fut sans compter sur la domestique, qui les prit sur le fait. Surpris, dans un mouvement de panique, Aes  heurta une casserole sur le feu. La brûlure s'imprégna dans sa chair. Sa sœur mis tout son cœur a essayé d'apaiser la douleur du petit garçon, jusqu'à l'arrivée scandalisée de leurs parents.

La cuisinière fut renvoyée.

La brûlure de l'héritier devint cicatrice. Une ligne nette et fine, marquant la peau a tout jamais, sur le tranchant de sa main.

Aesiria eu beau crier. Elle eu beau pleurer et supplier. Rien n'y fit. On lui répondit qu'elle se devait d'assumer ses bêtises. La ressemblance devait être parfaite. Alors, une fois encore, on ne lui laissa pas le choix.

Et on fit en sorte qu'Aesira obtienne la même cicatrice que son frère.

3. Celle qu'on choisit d'oublier    

TW : Abandon

Le patriarche Sunrà parvint à berner son monde pendant quelques mois. Fort de sa nouvelle alliance, certain de remplir prochainement les caisses vides, il fêta son ingéniosité en redoublant les paris risqués aux jeux de cartes.

Il perdit la quasi-totalité de ce qui lui restait, et ce fut évidemment ce moment que choisit sa gamine idiote pour démolir ses projets. La petite fille s'emmêla les pinceaux, commit un faux pas, et le pot aux roses fut découvert.

Sunrà pensait-il vraiment réussir cette escroquerie ? Pire, espérait-il vraiment marier une fille avec une autre fille ?! Cet affront ne restera pas impuni !

Les fiançailles furent abandonnés. La famille Sunrà devint la risée de beaucoup. Et le mirage d'une fortune retrouvée s'effaça pour de bon.

Jamais son père ne fut aussi furieux contre elle que ce jour-là, l'alcool qui lui alourdissait l'esprit aidant grandement. La vie devint bien plus rude. Le peu de personnel fut renvoyé. Le précepteur fut remercié. Les bijoux et les belles toilettes furent vendues. Mais bientôt, ce ne fut pas suffisant pour assurer le repas de chacun.

La solution tomba, celle qui aurait dû être appliquée dès le départ ; Il fallait se séparer de l'un des jumeaux. La mère d'Aes et d'Aesira refusa. Aussi surprenant que cela puisse paraître, cette femme sévère pleura à l'idée qu'on lui retire la chair de sa chair. Mais son mari trouva les arguments. Ne valait-il mieux pas laisser l'un de leurs enfants entre les mains d'un organisme qui saurait s'en occuper mieux qu'eux présentement ?

Le sort d'Aesira fut ainsi bouclé, car bien sûr, il n'était pas question d'abandonner le fils héritier.

Contre une coquette somme d'argent, loin des yeux de sa mère, son père la laissa alors entre les mains de parfaits inconnus. Rien à voir avec l'orphelinat qu'on lui avait laissé entendre. Il tourna les talons sans un dernier regard. A sept ans et pour la première fois de sa vie, Aesira fut séparée de son frère. La déchirure lui arracha toutes les larmes de son corps et la laissa désœuvrée. Loin de tout, loin de sa moitié et de la sécurité des siens, la petite fille suffoqua. Il ne pouvait pas exister douleur plus forte que celle-ci !

Hélas, le couple Lendsgar, ses adoptants, ne mirent pas longtemps à lui prouver que si.


ii. L'enfer sous ses pieds

1. Moins que rien    

    TW : Violence infantile

« Cesse de pleurer. Ça te rend moins jolie. Cesse de pleurer, je te dis ! Sinon, celle-là, elle va partir ! »

Oshaara était différente des Îles aux 4 vents. Il faisait chaud et humide. Les  Lendsgar n'eurent aucune pitié envers la fillette habituée à un climat plus doux et l'envoyèrent, comme les autres enfants recueillis, mendier sous le cagnard de Litha. Il fallait gagner sa pitance, comme tout le monde.

Les adoptants d'Aesira étaient passés maîtres depuis longtemps dans la traite d'êtres humains. Ceux qui ne rapportaient pas assez de gains étaient privés de repas. Il en allait de même pour ceux qui geignaient trop. Alors, Aesira comprit rapidement qu'il valait mieux faire profil bas. Au fil des années, beaucoup d'enfants circulèrent dans la maison où elle grandit. Ça venait, ça partait, sans qu'elle ne sache vraiment ce qui advenait de ses camarades.

Mais elle, elle ne bougea pas. Elle fut celle qui resta le plus longtemps. Pourtant, Aesira s'était fait une promesse  : un jour, elle quittera cet endroit, coûte que coûte.

« De toute façon, ta famille ne voulait plus de toi. Sans nous, tu serais morte de faim dans la rue. Tu le sais, ça, hein ? »

Un jeune garçon tenta de s'enfuir, un jour. Sa cavale ne dura que quelques temps, jusqu'à ce que les sbires Lendsgar le retrouvent. On n'échappe pas si facilement à ces bourreaux. A peine rentré, le garçon disparu, et sans que la moindre explication ne fut donnée, chacun dans la maisonnée sut que son sort fut bien pire encore que le précédent.

« J'ai entendu dire que ton père dépense des fortunes pour son fils. Ils vivent bien mieux sans toi, tu vois ! Allez, retourne au travail. »

Alors, son frère, qui n'était jamais venu la chercher ,vivait dans le luxe et l'opulence ? Bien sûr, elle n'eut jamais le moyen de savoir si c'était la vérité. Mais à force de l'entendre, son esprit jeune et maltraité finit par le croire. Un jour, elle cessa de pleurer son frère. Elle se mit à le détester.

2. Trop jolie pour son bien    

   TW : Viol

A seize ans, le constat était là. Aesira avait perdu le rebond de ses joues enfantines et son corps avait peu à peu changé. Son air revêche, ses grands yeux clairs et ses longs cheveux foncés attiraient le regard. Elle était devenue jolie.

Les Lendsgar l'avaient bien remarqué.

On la vendit pour sa première passe sexuelle. Le cauchemar devint enfers.

Pendant plusieurs semaines, on lui envoya des clients sans lui laisser le choix. Prisonnière de ce corps qui la dégoûtait, piégée dans cet esprit brisé, Aesira perdit pied. Qu'avait-elle donc fait pour mériter ça ?

Subir ce supplice plus longtemps fut au-dessus de ses forces. C'était risqué, mais tant pis. Elle devait s'enfuir. Qu'importe les conséquences si on la retrouvait, qu'importe si elle mourrait de faim au fond d'un caniveau. Tout était plus enviable que le sort qu'on lui destinait.

3. Aides inespérées  

Sa fuite fut précipitée et désordonnée. Terrifiée, les sbires de ses bourreaux aux trousses, Aesira déambula dans les rues d'Oshaara. Une seule certitude guidait ses pas : elle préférait mourir que de retourner là-bas.

Le destin plaça Wyl sur son chemin, dont elle n'oubliera jamais le visage. La première depuis bien longtemps à lui tendre la main. Elle fit diversion auprès de ses poursuivants et, surtout, lui offrit le moyen de quitter l'île : L'Obra Dinn. Un navire, ou sa seule chance de partir sans être dénoncée et ramenée de force aux pieds de ses geôliers.

Aesira ne possédait rien. Pas même le moindre écu pour payer la traversée. Mais l'opportunité offerte par Wyl ne se représenterait pas une seconde fois. Elle ne pouvait pas prendre le risque de se voir refuser l'accès au navire.

Alors, elle se faufila clandestinement sur l'Obra Dinn. Elle crut sentir son cœur lâcher une première fois lorsqu'elle croisa le regard d'Eiran Maeda, puis une seconde lorsque les hommes des Lendsgar s'approchèrent du quai pour héler l'équipage. Par miracle, ou peut-être plutôt par pitié, le fils cadet de la famille ducale nia la présence de la fuyarde. Ce n'est que lorsque le bateau prit la mer et que l'île des 4 vents commença à s'éloigner vers l'horizon qu'Aesira réalisa. Elle était libre ! Enfin libre !

Sa dette envers Wyl, envers Eiran et envers l'Obra Dinn sera éternelle. Elle le sait. Car par leurs gestes, ils ont sauvé sa vie, et jamais rien ne pourra être plus fort et plus précieux que ça.

iii. Par delà l'océan

1. Rage de vivre  

La chaleur de Temerys était encore différente de celle d'Oshaara, et c'était une bonne chose.

Aesira prit soin d'éviter tout ce qui pourrait lui rappeler sa vie d'avant. Poussé par le besoin viscéral de se protéger, la jeune fille musela son passé. Les Sunrà, l'abandon, son frère... Tout a été relégué en arrière plan, loin dans son esprit, emporté avec les souvenirs traumatisants qu'elle désespère d'oublier. Nuage opaque et effrayant, dans lequel elle refuse de se replonger.

La sensation de ces mains inconnues sur son corps ne disparaîtront jamais. Mais il n'est pas question de les laisser gagner et commander sa vie.

Déterminée à s'en sortir coûte que coûte, Aesira s'accrocha. Elle dormit dans la rue, creva de faim, et travailla comme une forcenée pour obtenir un salaire. Elle récura des casseroles, œuvra dans les écuries et besogna dans les vignes et sur le port. Tout travail fut bon à prendre, tant qu'il la maintenait loin des hommes et de leurs regards écœurants.

Avec son premier pécule, elle ne s'offrit pas le luxe d'un bon repas. Non. Elle s'acheta un coutelas. Suffisamment fin pour être manipulée par sa petite main et, surtout, assez tranchant pour ne plus laisser quiconque l'approcher sans son aval.

2. Sœur de cœur  

Ses premières semaines à Temerys l'amenèrent à croiser le chemin de Levanah. D'abord hostile, Aesira finit par laisser tomber les barrières. Lev était comme elle à bien des égards : sans parent, sans argent et l'estomac vide. Bien vite, elle devint un pilier dans la vie d'Aesira où tout était à reconstruire. Son soutien, sa patience et son écoute finirent par porter leurs fruits. Aujourd'hui encore, Levanah est celle qui connaît le mieux tout ce que son amie a enduré.

L'ombre au tableau – car il en fallait bien une – prit le nom de Malka. Il ne fallut pas longtemps à Aesira pour comprendre que la sœur aînée de Lev voyait leur amitié d'un mauvais œil. Les rumeurs qui circulaient alors à son sujet l'effrayaient. Mais Aesira était décidée à ne plus courber l'échine. Qu'importe la dangerosité de Malka, Lev était sa plus précieuse amie – la seule, même – et elle était prête à sortir les crocs pour défendre sa place.

Finalement, Malka disparut d'elle-même, sans que leur rivalité ne soit révélée au grand jour. Ce fut un soulagement pour la demoiselle, bien que la nouvelle soit douloureuse pour Lev.

Aesira se le jura. Elle, jamais elle ne l'abandonnera.

3. Le Salvatore  

Les années passèrent, et, finalement, c'est à presque vingt-cinq ans qu'un véritable futur s'ouvrit à elle. Levanah venait tout juste d'épouser Vikter Stark. Plutôt que de la laisser à son sort, sa fidèle amie la tira avec elle loin de cette existence marquée par la pauvreté. Le Salvatore devint leur nouveau foyer, et l'océan leur meilleure compagne.

Par la force des choses, désireuse de trouver son rôle sur la vivenef, Aesira apprit l'art de naviguer. Elle s'imprégna, s'entêta et progressa. Sa persévérance et à sa hargne à ne plus se laisser faire lui valurent sa place au sein de l'équipage, et elle finit par devenir Guetteuse.

Ici, les hommes n'étaient pas un danger. Pour la plupart, ils étaient comme elle. Des âmes désœuvrées. Pour les autres, ceux qui se permettaient d'outrepasser les limites, Aesira s'appliqua à leur inculquer le respect à la force de ses poings.

Fidèle à sa promesse, elle resta auprès de sa meilleure amie, qu'importe les tempêtes. Et ce n'était pas peu dire, s'agissant d'une shaman de saphir en plein apprentissage. Aesira fut présente lorsque Vikter périt dans les flots, propulsé vers la mort par la magie capricieuse de son épouse. Elle fut présente également pour assister au deuil de son amie et voir son déclin, lorsqu'un bâtiment pirate les priva du Salvatore.

Au prix de multiples efforts, Lev parvint à remettre la Vivenef sur les flots. Ce fut un soulagement pour Aesira. Les embruns lui avaient manqué. Elle en était certaine à présent. Sa maison était ici, elle l'avait bel et bien trouvée.