Etoile filante [PV Aesira]

-TERRE EN VUE !

Aes à un sourire en entendant son camarade du haut de la vigie. Il sait, lui, qu'il y a une terre en vue, comme il dirige le bateau droit sur Temerys.

Debout derrière la barre, il s'appuie nonchalamment dessus pour maintenir le cap. Ca va faire du bien à tout le monde de se poser sur la terre ferme un petit peu. Lui, il rêve d'un repas avec de la viande et surtout des légumes frais... Ou des fruits ? Quelque chose de pas trop salé suite à une longue conservation ou pas de poissons, chose qu'il voit, au final, tout les jours dans son assiette.

Oh, Aes n'a jamais été difficile, la fortune familiale ne le permettait pas mais maintenant qu'il a goûté à la frustration et à la délicieuse récompense quand on amarre, c'est merveilleux.

Peut-être que ses camarades iront dans les bordels, ils lui raconteront les femmes, ou hommes, qu'ils ont eu dans leur lit et reviendront heureux, repus et prêt pour de nouvelles aventures.

Lui aussi, il reviendra heureux et repus et prêt pour de nouvelles … Et bien... Recherches. Il se voit déjà écumer les tavernes en cherchant des informations... Bien qu'il y en ai aucune... Il ne sait rien de sa sœur au fond, ça fait... Ca fait vingt-huit ans qu'il l'a perdu.

Il sait juste qu'elle n'est pas morte, il l'aurait senti, il en est persuadé ! Elle est écrit dans sa chair, elle est sa vie, s'il la perdait, le vide, déjà présent, serait astronomique.

Peut-être qu'elle a changé de nom ? Peut-être qu'elle l'a oublié ? Peut-être que...

Penser à tout ce qu'elle a pu subir le mine toujours un petit peu plus.

Parfois, dans des moments de faiblesses, il croit au mensonge de sa mère. Elle est dans une famille riche et aimante...Elle a eu une belle vie, de superbes études et... Et tout ce qui la fait rêver...

Sauf lui... Parce qu'il s'imagine que lui, il lui manque comme elle lui manque.

L'inverse lui est inconcevable !

Enfin, Aes se redresse sur sa barre quand le port arrive en vue, la délicate manœuvre pour s'amarrer lui a toujours plu. C'est un minuscule challenge à chaque fois... Et à chaque fois, il réussi avec brio !

Les cris de joie de l'équipage le ragaillardissent et il saute à terre avec le même plaisir.

Sa chemise blanche et large, coincée dans l'étoffe qui lui serre de ceinture, laisse passer le vent frais et le fait un petit peu plus sourire. Il fait bon vivre ici...

Aes remonte le port, marchant un peu au hasard quand une sensation lui tord les entrailles, comme un pressentiment... Lentement, il se mets à scanner les alentours, la main sur son sabre.

Jusqu'à ce que son regard se pose sur une silhouette semblable à la sienne... Une délicieuse impression de déjà-vue le rempli d'espoir.

Et si … ?

-Sira … ?

Il s'approche et pose la main sur l'épaule qu'il convoite.

Elle est si chaude... Si vivante...

La hanche appuyée contre une caisse, Aesira se frotte les yeux du bout des doigts. Ici, à Khesa, le sable vole en micro particules dans l’air de manière constante. Ça lui colle à la peau, ça s’agrippe à ses cheveux et ça lui irrite la cornée. Fatalement, ça lui met aussi les nerfs à vif. Qu’est-ce qu’elle a hâte de pouvoir faire un brin de toilette et de se débarrasser de cette sensation poisseuse à laquelle elle n’est plus habituée.

Mais pour l’heure, elle a du travail. Encore un peu de patience, le chargement des marchandises sur le Salvatore qu’elle a été chargée de supervisée est bientôt terminé.

Plus loin, sur le port, des éclats de voix attirent son regard perçant. Les hommes, des inconnus, parlent forts. Une dispute ou des négociations emportées ? Ce raffut est agaçant.

Mais est-ce vraiment l’environnement propre à la capitale qui la met à ce point sous tension ? Ce n’est pas la première fois qu’elle met les pieds ici, pourtant Aesira se sent comme l’élastique d’un lance-pierre à deux doigts de céder. Il y a autre chose, c’est certain. Un élément sur lequel elle n’a pas encore réussi à mettre le doigt.

Perdue dans ses pensées, les bras croisées sur sa poitrine, elle ne l’entend pas approcher. Elle ne prend conscience de la présence dans son dos – proche, trop proche – que lorsqu’une main se pose sans crier gare sur son épaule. Le surnom glisse à son oreille, laissant entendre que le nouveau-venu la connaît.

Trop tard.

Son épaule se dérobe, vive, comme si ce touché l’avait brûlé. Sa main claque avec virulence celle de l’inconnu, l’éloignant d’elle d’un réflexe purement spontané. L’échine hérissée comme un chat en colère, Aesira se dresse sur la défensive face à celui qui a osé la toucher sans s’annoncer.

Elle blêmit à l’instant où elle croise son regard céleste. Ce bleu, elle le connaît. Aussi sûrement que ses vieux souvenirs s’agitent sous leur montagne de poussières, et aussi sûrement qu’elle croise son propre reflet dans le miroir tous les matins. Ce visage, ces traits… cette sensation étouffante qui répond au fond de sa poitrine.

C’est… C'est...

Non.

Elle ne connaît pas cet homme.

Aesira relève le menton, écrasante. Son expression se ferme. Elle doit se forcer à détendre suffisamment sa mâchoire pour parler.

– Vous devez confondre.

Son timbre est glacial, à tel point que même le vent venu des terres ne saurait le contrebalancer. Son épaule la démange, là où la main l’a touchée. Elle n’est plus en mesure de soutenir son regard. Son corps et son esprit, son être tout entier, s’empêtrent dans un maelstrom d’émotions qu’elle ne parvient à maîtriser.

– Je ne vous connais pas. Passez votre chemin.

Elle opte alors pour la meilleure stratégie possible. Crispée à ne plus pouvoir respirer, Aesira tourne les talons. Sa queue de cheval fouette le vide alors qu’elle s’éloigne d’une démarche raide et rapide.

Ce n’est pas une bataille qu’elle veut affronter.

Aujourd’hui, elle préfère fuir.

Elle se dérobe en une seconde, comme si la main sur son épaule l'avait blessé. Et Aes, lui, oui, ça le blesse. Bien qu'il ne soit pas encore sûr que la jeune femme soit sa sœur.

Elle claque sa main et entraperçoit une tache. L'espoir bondi dans sa poitrine. Lourd et dangereux.

Et elle se tourne vers lui. Là, il n'a plus de doute...

Ce regard céruléen est le même que dans ses souvenirs. C'est ce regard azure qu'ils partagent, ce regard dans lequel il a noyé toute sa douleur pendant son enfance. Ce regard qui est le sien est aussi celui d'Aes.

C'est elle.

C'est Sira.

Elle ne l'a pas encore reconnu. C'est pas grave. Elle ne va pas tarder, il en est certain. Il l'a retrouvé !

Un sourire commence à naître sur son visage, un sourire qu'il ne réserve à personne d'autre qu'à elle. Il l'a retrouvé !

Mais le sourire fond.

Elle ne le connaît pas. Sa voix est froide. Elle n'est plus son égal, elle est au dessus. Aes se sent écrasé.

-Non. Je suis sûr de moi.

Il sait que c'est elle. C'est Sira. C'est sa jumelle ! Il le sait. Il le sait si fort.

Mais elle est si froide. Elle ne peut pas l'avoir oublié, hein ? Pas lui.

Elle lui a tellement manqué. Est ce que lui aussi, un tout petit peu, il lui a manqué ? Ca lui paraît impossible qu'il ne lui ai pas manqué... Et encore plus impossible qu'elle l'ai oublié.

Elle ne le regarde plus. Pire, elle se détourne. Ses longs cheveux... Il ne les a jamais vu aussi longs... Ca lui va bien. Il l'imagine libre. Mais elle part pourtant.

Elle part avec ces mots...

-Si, tu me connais !

Il part après elle.

-Regarde moi ! Sira !

Sa main se referme sur le poignet de sa jumelle.

-C'est moi...

"Sira, je t'en prie, regarde moi. Reste avec moi. Je t'ai enfin retrouvé... "

-C'est Aes, Sira... Arrête toi...

Il pourrait suppliez.

-Parlons.

"Raconte moi ta vie"

-Tu m'as tellement manqué...

Ce surnom, encore. Aesira accélère le pas, ses bottes claquent sur le port. La voix la poursuit. Sa présence aussi. Si elle ferme les yeux assez forts, pourra-t-elle l’occulter totalement de son esprit ? Faire comme si elle n’avait jamais fait cette rencontre malheureuse ?

Les souvenirs s’agitent sous leurs chaînes. Les émotions débordent.

A quoi joue-t-il ? Pourquoi insiste-t-il ? S’est-il lassé de sa jolie petite vie, pour chercher ainsi de quoi se distraire ?

Elle boue de colère. Elle tremble d’angoisse. Le cocktail de sa haine laisse un goût âpre sur sa langue. Et l’autre, pour la deuxième fois d’affilée, commet l’impensable. Elle sent ses doigts se refermer sur son poignet comme un étau incandescent. La sensation est pire que sur son épaule, car cette fois, son esprit lui renvoie l’impression d’être prisonnière.

Certaines chaines se brisent. Des images en jaillissent. Toutes ces mains indésirées sur son corps...

— Ne me TOUCHE PAS !

Son corps et sa voix réagissent avant ses pensées. La demoiselle fait volte-face et, d’un geste vif, s’arrache à la prise de son frère. Car oui, c’est bien de son jumeau dont il s’agit, qu’importe à quel point elle fera semblant de ne pas le voir.

— Parler ?! De quoi veux-tu « parler » au juste ? Voilà trente ans que tu m’as oubliée, que tu poursuis ta vie comme si de rien n’était ! Alors non, NON, je te ne connais pas. Tu es un inconnu pour moi !

Le bruit vif de l’acier tiré d’un fourreau vibre dans l’air. La poignée de son épée s’imprime au creux de son poing. Ses yeux, aussi tranchants que des coutelas, se plantent dans les deux prunelles identiques qui lui font face. Son éclat passé, elle siffle désormais entre ses dents serrées, aussi venimeuse qu’un serpent sur le point d’attaquer :

— Et tu le resteras.

Dans son dos, elle sent les regards interloqués de son équipage. Sur le Salvatore, tout le monde est habitué au caractère tempétueux de la guetteuse. Il n’est pas rare de l’entendre élever la voix, encore moins de la voir en venir aux mains, et elle remercie aujourd’hui cette réputation qui empêche ses camarades de voler à son secours. Aesira sait se débrouiller toute seule et peut se débarrasser comme une grande des imbéciles qui oseront l’importuner. Tant mieux. Car elle n’a aucune envie de partager ce fantôme du passé avec qui que ce soit. Elle va gérer cette histoire et le renvoyer là où il aurait dû rester : dans un coin sombre et oublié au fond de son esprit.

— Tu m’as manquée aussi, Aes. Au début.

Un rictus sarcastique étire ses lèvres.

— Mais plus maintenant. J’ai appris à faire sans toi il y a bien longtemps.

Impérieuse, elle lève à nouveau le menton, toisant son frère comme s’il n’avait jamais été rien d’autre qu’un obstacle à ses yeux. Comme s’il n’était pas la moitié de son âme et le poids qui manquait à son équilibre. Aes l’a abandonné à son sort. Il a vécu une belle vie, entouré des siens, à recevoir toute l’attention de sa mère et de son père.

Pas comme elle. Elle, qu’on a abandonnée comme un clébard galeux sur le bord de la route.

Qu’il ose prétendre l’avoir pleuré, et elle ne répondra plus de rien.

Aesira lève son arme, la pointe braquée sur son frère.

— Passe ton chemin. Je ne le répéterai pas une troisième fois.

Ultime avertissement.

La sensation qui se répand en lui quand il touche la peau nue de sa jumelle est incroyablement douce. Il retrouve une part de son corps, de son âme, perdue il y a bien trop longtemps et qui n'attendait qu'à être retrouvée et réunie.

C'est tout ce qui pourrait combler Aes et l'enfant seul qu'il est devenu du jour au lendemain et glissant hors de son nuage de conscience cotonneuse et enfiévrée. L'enfant resplendi dans la poitrine du Navigateur.

Le navigateur est prêt à la voir se retourner et lui dire « mais oui, c'est toi, mon frère. Tu m'a tellement manqué toi aussi. »

Ca ne se passe jamais comme prévu.

Parce que ce ne sont pas ces mots qui sortent de la bouche de sa jumelle. Ce n'est pas le ton qu'il espérait non plus. Elle se déloge de sa prise et il voit la fureur sur son visage.

Surpris, blessé, Aes a un pas en arrière. Les paroles de Sira sont comme des armes, des pointes qui percent sa poitrine à répétition.

« Oublié ». Jamais.

« Comme si de rien était ». Non, Sira. Non.

« Te connaît pas. ». Et lui ne la reconnaît plus...

« Un inconnu ». Aes a un second pas en arrière, comme frappé en plein cœur.

C'est... C'est si dur.

Mais c'est bien pire quand le fer ripe l'air comme une menace. Est ce qu'elle va le pointer de sa lame ?

Il restera un inconnu... Non... non, il ne peut pas supporter cette idée. Pas après l'avoir pleuré et cherché autant de temps.

Cette tempête émotionnelle qui grandi et grandi encore dans sa poitrine n'est pas prête de se calmer. Parce qu'elle lui a manqué...

Au début.

Il ne peut pas croire que ce n'était que quelques années après qu'on l'ai arrachée à leur maison, à ses bras. Il ne veut pas. C'est impossible.

Il a un pas vers elle, main en avant. Elle sourit d'une manière qu'il n'a jamais vu... D'une manière qu'il n'aime pas quand c'est contre lui.

Elle lève le menton, grande, royale, alors qu'il se sent tout petit. Comment est ce que tout ça a pu se passer ?

Mais ça peut empiré encore. Parce que oui, Sira pointa finalement son arme sur son jumeau.

Ses yeux s'écarquillent. Il n'y a pas de peur, il sait se défendre. Mais la douleur est là horriblement pénible à supporter. Sa sœur, sa moitié, son étoile, le menace.

Il ne pleurera pas. Il n'a pas pleuré depuis des années mais on pourrait entendre son cœur se briser, encore, du haut de la vigie du New Calypso. Il ne pleurera pas, pas maintenant. Il y a trop à faire, il y a trop à réparer.

La paume de sa main, doucement, se pose sur la lame qu'il repousse.

-Sira... J'ai su si tard ce qu'il t'était arrivé. Ils ne voulaient pas me le dire. Ils ne me l'ont jamais dit, j'ai du deviner. Je n'ai jamais cessé de te chercher... Partout...

Il avance d'un pas.

-Je te pleure encore, Sira. S'il te plaît...

Il s'approche plus encore. Son regard brisé n'a pas quitté sa jumelle.

Là, devant elle, tendu tel un barrage protecteur, son bras tremble. C’est léger, c’est infime, mais c’est assez pour qu’elle le remarque, et elle prie pour qu’Aes ne le voie pas. Elle ne veut pas qu’il approche. Elle ne veut pas qu’il revienne dans sa vie. Elle n’a pas besoin de lui ! Cet enfoiré a trente ans de retard. Il n’est plus temps de rattraper son absence. Il est temps d’assumer ses choix.

Un rire acerbe secoue ses épaules. Un vent nerveux court sous sa peau, crispe ses doigts, agite son sang. Sa tête ne réfléchit plus, ses émotions le font pour elle.

— Qu’est-ce que tu crois savoir de ce qui m’est arrivé au juste ?!

Rien. Il ne sait strictement rien. Parce que là où son ventre était plein, elle crevait de faim. Là où il se couchait chaque soir dans un lit chaud, elle encaissait les brimades ou l’ignorance froide de ceux qui l’ont recueillie. Là où il vivait une vie décente, sous l’attention perpétuelle de leurs géniteurs, elle mendiait dans la rue et se faisait abuser jusque dans sa chair pour avoir eu le malheur d’être née femme. Au final, le seul tort d’Aesira aura été de ne pas ressembler suffisamment à Aes, sur le plan le plus biologique du terme. Rien que pour ça, comment peut-elle ne pas le détester ?

La pointe de sa lame est déviée. Son frère approche, et son cœur palpite de peur. Sira est terrifiée, non pas parce qu’elle craint ce qu’il pourrait lui faire, mais parce que son bras est si lourd, si raide, qu’elle se sait incapable de porter le moindre coup.

S’imaginait-elle réellement pouvoir ouvrir son frère jumeau en deux, alors même qu’il n’émet pas le moindre geste pour l’attaquer ? Pour se défendre ?

Aes avance encore d’un pas et, en parfait miroir, Aesira recule. Elle qui pourtant s’était jurée de ne plus laisser rien ni personne lui barrer la route. Elle recule.

— Tais-toi ! rugit-elle, au comble de ce qu’elle peut supporter, alors qu’il prétend avoir porté le deuil pour elle. Tu crois que je ne sais pas quelle vie tu as mené pendant tout ce temps ? Tu crois qu’on ne m’a pas racontée ? Le luxe et l’opulence... Tu me cherchais aussi, quand tu profitais de tout ça ?!

Sa voix se fait agitée de tremolos, pourtant elle se force à aller jusqu’au bout. Son frère l’a blessée par son absence, maintenant qu’il se tient devant elle, autant lui rendre la monnaie de sa pièce.

— Ton père m’a vendue pour que tu puisses vivre une vie de petit prince, articule-t-elle, accusatrice. Tu ne m’as pas pleuré, non. Tu as profité de mon sacrifice... !

Ses jambes reculent encore. Entêtée, pleine de hargne, Sira lève une seconde fois sa lame.

— Sors ta putain d’arme, Aes. Sors-la ou disparais !

Qu’il lui laisse une chance de l’atteindre ou à défaut de l’oublier !