Les destins liés - Ft Kalyani

La mer grouillait de navires plus majestueux les uns que les autres et les pontons du port de Khesa ne tarderaient pas à être totalement saturés. Par soucis de sécurité, trop inquiet pour l’Obra Dinn qui était remplit de lotus noir pour être vendu durant les festivités de Beltane, Eiran avait mit en place des rondes pour assurer la surveillance et ne quittait presque jamais le pont de sa Vivenef. Récemment nommé Capitaine suite à l’abandon de sa demi-soeur, le jeune homme trouvait le temps long à errer ainsi pendant des heures et s’était donc attelé à réaliser quelques petites réparations qui lui donnaient du fil à retordre comme pouvait en témoigner son arcade fendue en deux par une planche de bois capricieuse.

Le cadet Maeda avait fait des prouesses face au basilic en maîtrisant à la perfection sa magie, mais depuis son retour sur l’île du soleil, il ne parvenait à rien. Lorsqu’il tentait de modeler les lattes, celles-ci se décollaient davantage et menaçaient de lui sauter dessus. Les râles sourds d’un homme agacé résonnaient sur le quai et attiraient les regards curieux autant qu’ils faisaient rire son équipage. Là-bas, sur cette foutue île maudite, quelque chose avait changé. Une malédiction peut-être ? Il n’avait rien trouvé sur le sujet, aucune rumeur sordide au sujet de Shaman rentrés déboussolés comme il l’était.

Lassé de lutter contre une force intérieure qui refusait de coopérer, le conseiller de la famille ducale d’oshaara quitta le pont pour une pause bien méritée et qui de plus compétent pour lui remonter le moral ? Wyl Sinda, voyons ! Les voiles de l’écho flottaient à quelques mètres de là et il n’avait toujours pas eu le plaisir de croiser son amie, ni même eu l’occasion de s’assurer qu'elle se soit bien remise de ses blessures et émotions. Elle leur avait fait une sacrée frayeur ! Indomptable et euphorique, avec le temps et maintenant que tout le monde était sain et sauf, il ne pouvait s’empêcher de rire de ses bêtises.

Parfaitement apprêté, pour parer à l’éventualité de voir surgir un second navire Maeda avec le reste de sa famille à bord, Eiran grimpa sur la rampe d’accès des voisins et se racla la gorge pour manifester sa présence. Navigateur expérimenté, il se sentit soudain pris d’une drôle de nausée, comme s’il avait le mal de mer alors que la Vivenef tanguait à peine ou une petite gueule de bois après trop d’excès. Décidément, ce n’était pas sa journée.

Le visage de Kalyani Sinda entra dans son champ de vision et il l’interpella. Ils n’étaient pas amis, mais leur récente collaboration à Fedja lui permettait de faire quelques pas supplémentaires sans craindre de se faire mordre par la soeur au tempérament de feu. Aucun doute, il préférait un Basilic en colère que de s’attirer les foudres de l’ainée. Elle n’avait pas l’air commode celle-là.

« Bonjour Kalyani.
Je suis navré de vous déranger..Je viens voir Wyl. Comment va-t-elle ? » Une confidente, une dette d’honneur et une amie de longue date, la brunette avait une place particulière dans sa vie et même s’ils évoluaient dans deux mondes différents, il se moquait éperdument de l’avis des autres.

« Vous avez fait bon voyage ? »

Un sourire malicieux étira les lèvres du cadet face au sursaut de la jeune femme. Fedja avait éprouvé les corps autant que les esprits et le jeune homme était égoïstement ravi de constater qu’il n’était pas le seul à être déboussolé ces derniers temps. Du sommeil, voilà ce qui devrait le remettre sur pied. Enfin, il l’espérait.

« Je ne voulais pas vous faire peur. » L’artilleuse mit fin à ses espoirs de voir le visage de son amie à bord de l’écho, mais le rassura sur son état. Visiblement, l’humour piquant de la cadette n’était pas resté à Fedja, ce qui était plutôt rassurant en effet. « Du ragoût de vieilles bottes… Elle a l’air tout à fait normale.» s’amusa t-il. La jeune Sinda avait des expressions douteuses et une excentricité qu’il appréciait beaucoup. Il se souvenait parfaitement du regard médusé d’Eliza et de ce celui dépité de Kalyna quand Wyl s’était accrochée à lui comme un koala à son arbre. Une drôle de façon de saluer un membre de la noblesse d’Oshaara, mais là encore, il n’était plus surpris de grand chose.

« Nous allons devoir faire preuve de prudence et renforcer la sécurité de nos îles. J’espère pouvoir compter sur votre aide pour nous alerter si vous repérez le moindre élément suspect lors de vos prochains voyages. La Guilde doit se soutenir dans cet effort commun de sécurité. » Il n’invoquait pas sa famille, bien trop conscient de la défiance de certaines personnes vis-à -vis des nobles de l’Archipel. En revanche, l’entité marchande dont l’Echo faisait partie leur offrait un point d’accroche irréfutable. Depuis quelques années, Eiran était devenu le conseiller diplomatique des Maeda malgré son rang de dernier dans la fratrie, pour la simple et unique raison qu’il était plus agréable à vivre que son frère aîné et que sa soeur, l’héritière, avait le mal de mer et n’appréciait que trop peu les voyages. Sous ses yeux, Kalyani trébucha et tenta de reprendre sa constance pour faire mine de rien, mais l’homme était formé pour être un fin observateur. Une compétence indispensable en politique et en négociation commerciale. « Vous sentez-vous mal ? Souhaitez-vous vous asseoir ou un verre d’eau, peut-être ? » Au bout de ses doigts, sa magie recommençait à faire des siennes et à frétiller comme un poisson sorti de l’eau.

L’homme fronça les sourcils et lorsqu’il posa sa main sur l’avant bras de la jeune femme pour s’assurer de son état, une vive décharge glissa le long de son bras jusqu’à sa moelle. « Bon sang ! Quelle alchimie.» plaisanta t-il pour masquer ses interrogations. L’homme était intelligent, forcé depuis sa plus tendre enfance à suivre tous types de leçons. Géopolitique, danse, histoire, lettre..mais aussi des cours avec de puissants Shaman de son ordre qu’il écoutait ou pas, selon ses humeurs. Une idée saugrenue traversa son esprit. Impossible. Impensable. Pas lui. Pas eux.

« Kalyani, n’y voyez pas une quelconque manœuvre déplacée de ma part, mais.. Permettez-vous que je m’approche de vous à nouveau ? Comment vous sentez-vous depuis Fedja ? » Dans son fort intérieur, il priait pour une seule et unique réponse ; je me sens parfaitement bien. Il l’espérait, n’était pas prêt à envisager une autre possibilité alors même qu’il vivait déjà tant de conflits internes. Un amour interdit, un mariage arrangé, un désaccord de taille avec son confrère Carrery…

Ne pas en parler à Wyl, ba voyons.. Si son intuition s’avérait être la bonne, il n’aurait certainement pas envie d’en parler à son amie d’enfance mais ne voyait pas vraiment d'échappatoire. Eiran regarda l’artilleuse qui lui tendait la main en déballant des théories qui lui donnaient envie de rire aux éclats malgré la situation.

« J’ai bien peur que vous ayez raison.. Le venin de Basilic est maudit, tout comme Fedja… Notre état va empirer et je n’ai aucune idée d’où se trouve le remède, personne ne le sait.. » dit-il d’un ton très solennel en s’efforçant de ne pas craquer. Ce n’était pas drôle ! Enfin si, un peu ! Il avait totalement oublié le crachat du serpent géant, bien trop déroutant pour en faire un souvenir à conserver.

Après son grand discours sur la mort imminente, il referma ses doigts sur les siens dans poignée de main franche et sans détour et en une demi seconde sa propre magie palpita dans ses veines au point de lui faire mal, comme s’il n’avait plus assez d’espace en lui pour la contenir. Des caisses de marchandises sur le pont de l’echo explosèrent dans les airs sans qu'il n'ait rien demandé. Eiran se colla à elle pour lui éviter les projectiles et ses yeux s’écarquillèrent sous le choc de cette vérité. Il avait envisagé ce scénario à peine quelques minutes, pas assez longtemps pour se familiariser avec l’idée… et il… bordel… Kalyani Sinda était son ombre.

« Je crois que vous auriez préféré le venin de Basilic..» dit-il en se reculant, le visage tendu. Il se mordait nerveusement la lèvre, incapable de prendre du recul pour ne pas paniquer. Kalyani Sinda était la soeur de Wyl, elle était également trop caractérielle, trop intrépide et elle n’aimait pas vraiment la noblesse… Et.. sa vie était désormais liée à la sienne...

« Vous êtes mon ombre. » Comme pour les bandages trop collés, mieux valait les arracher d’un coup sec. L’information était donnée, un peu brutalement peut-être.

« Je ne perd pas le contrôle de ma magie.. pas..depuis Fedja.. depuis vous.. » dit-il en tapotant son arcade entaillée par une planche de bois qui lui était revenue en pleine tête.