Candlelight || Aes

Les préparatifs à bord du navire prenaient différentes formes pour les occupants du navire. Dans le cas de Hundread, c'était un peu comme la gestion d'une épicerie qui venait d'ouvrir. Il fallait calculer les stocks nécessaires, les obtenir au meilleur prix, optimiser leur organisation dans l'espace, et aussi une certaine sécurité car il n'avait pas entièrement confiance dans ses nouveaux camarades pour respecter ses éventuelles restrictions. C'était avec un certain soulagement qu'à la nuit tombée, il décrochait le tablier de cuir qui s'interposait entre lui et ce dur travail. Il mangeait à part, comme c'était la tradition dans son art, et prenait le temps de placer sa plus belle argenterie sur la table et de disposer sa portion avec une certaine esthétique, rehaussée par l'éclat vacillant de sa chandelle. Ah ! C'était le moment de se détendre.

Bien sûr, il arrivait qu'il y ait du passage à cette heure, et c'était le cas ce soir.

"...Bonsoir."

Il s'aperçut de la présence d'un nouveau venu et se tourna dans sa direction, adoptant instantanément un salut formel, sans trop savoir ce qui lui suggérait cette réaction. Quelque chose dans le regard, peut-être. Ou s'étaient-ils déjà croisés par le passé ? Brièvement, il chercha à reconstituer ans son esprit ce qu'avait pu être le visage de cet homme à d'autres âges de sa vie. Quelque chose de sa jeunesse substistait dans la forme de ses traits, ses grands yeux, les mèches emmêlées par le vent marin qui l'encadraient. Et peut-être aussi cette retenue dans sa manière de l'aborder.

Une sorte de compatibilité naturelle, comme s'ils avaient soudain commencé à échanger dans un langage oublié, qu'eux parlaient mais pas leurs entourages du moment. Allons bon, tout cela était un peu trop ésotérique, et ne méritait pas que l'on s'y attarde. Non, il ne le replaçait pas, mais cela ne voulait rien dire. Dans tous les cas il allait l'accueillir de son mieux. Peut-être des souvenirs communs ressurgiraient-ils au cours de la conversation. Le cuisinier plaça une main sur sa poitrine en s'inclinant à demi, s'effaçant pour lui laisser le passage.

"Je vous en prie, entrez."

C'était tout de même ennuyeux d'être sollicité précisément à cette heure. Il savait se rendre disponible, cela faisait partie intégrante de ses fonctions, mais il y avait tout de même quelques contraintes physiques avec lesquelles il ne pouvait que composer au mieux, certainement pas les maîtriser : en l'occurrence, le soufflé qui l'attendait sur la table ne conserverait pas sa forme indéfiniment, et les lamelles de patates douces grillées avec un soin maniaque seraient beaucoup moins attractives, une fois froides et ramollies, leur belle couleur scintillante ternie par le passage des minutes et l'évaporation de leur sauce. Et, c'était une préférence personnelle avec les chaussons aux pommes, il préférait les manger chauds juste après les avoir préparés : ceux qui terminaient leur cuisson dans le four déjà éteint ne l'attendraient pas éternellement. Cela lui apprendrait à se composer des plats aussi capricieux. Mais la pause du soir n'était-elle pas l'occasion d'oublier qui il était, où il se trouvait, et de s'évader dans une autre vie pour quelques instants ?

Dans un geste d'excuse, il désigna sa table. Il ne fallait pas être grand clerc pour comprendre. En même temps, une idée lui vint en tête. La journée avait été pesante, il n'avait guère d'appétit, et la moitié de sa portion lui aurait amplement suffi. Elle était assez diversifiée pour que le passage d'un plat à l'autre trompe son estomac, et lui donne le sentiment d'avoir bénéficié d'un véritable banquet. C'était un vieux truc de son métier et il n'avait aucune gêne à l'employer envers ses propres perceptions.

"Je m'apprêtais à prendre mon repas, si vous souhaitez vous joindre à moi. Que puis-je faire pour vous ?"

La tablée, après tout, disposait de deux sièges, l'un servant à l'accueillir et l'autre, à accrocher ses vêtements qu'il ne portait pas mais dont il aurait besoin tôt ou tard. En ce moment, c'était le tablier. Il eut un léger sourire d'embarras et le décrocha pour le placer hors de vue. Ce n'était pas un article très sérieux, ainsi émaillé de brûlures et de farine, et certainement pas quelque chose dont il aurait imposé le contact à quelqu'un qu'il ne connaissait même pas.

Il meurt de faim. La journée, la soirée, le départ, il a passé la journée dans la cabine du capitaine pour calculer et tracer leur itinéraire. Il n'a pas vu la lumière du soleil et franchement, il est épuisé.

Il y a de l'encre sur ses mains, sur un coin de sa chemise et sur sa joue. Il se demande si sa boussole n'est pas incruster dans sa paume, il a l'impression de la sentir encore, c'est incroyable.

Son sextant est retourné pendre à sa ceinture avec son sabre et son tromblon quand il quitte enfin la pièce. Les cartes ont été soigneusement rangée et Aes les connaît par cœur maintenant, il en est persuadé.

Qu'il est heureux quand ses talons claquent sur le pont et que le vent glisse sur sa peau et dans ses cheveux. Ca le revigore.

Dans un coin, il entend ronfler les matelots, bourrés ou rassasiés. Il a un signe de tête pour Cyan et continu sa route.

Il faut qu'il avale quelque chose avant de tourner de l'oeil. L'eau, c'est bien, mais ça ne tient pas un homme debout. Un fruit ou un morceau de pain irait très bien. Juste... Il faut quelque chose.

Comme s'il savait qu'on parlait de lui, son estomac gronde douloureusement et le navigateur porte la main à son ventre avant de lever les yeux sur l'escalier qui descend vers les cuisines.

Une odeur chaude, et franchement délicieuse, vient lui chatouiller les narines. Ca le plonge immédiatement en arrière, dans les cuisines du manoir, quand la gouvernante l'appelait pour le repas... Qu'il mangeait tristement seul... Sans Sira..

Il passa la porte et l'odeur devint entêtante. Agréablement entêtante.

Il n'a pas le temps de se concentrer sur son environnement qu'on accroche son attention.

-Bonsoir à vous aussi.

L'autre... Le nouveau cuisinier... Hundread s'il se souvient bien, le salue d'une révérence. Sans vraiment réfléchir, Aes l'imite, la mains sur le ventre, comme on le faisait dans sa maisonnée, dans son duché.

-Merci, c'est très aimable à vous.

Il entre donc plus franchement dans le royaume de son interlocuteur et attarde son regard sur le repas à la présentation parfaite qu'il s'apprêtait à manger.

Oui.. Ca lui manquait...

La présentation lui arrache un tout léger sourire discret.

Il ne s'assoie pas, sa main effleure le bois de la table et il s’émerveille du soufflet.

-Non, s'il vous plaît, ne vous dérangez pas pour moi, je n'ai besoin que d'un morceau de pain ou d'un fruit... Histoire d'avoir autre chose que de l'eau dans l'estomac...

Aes n'a pas un regard pour le tablier vivement débarrassé, c'est un royaume qu'il ne connaît et qu'il ne se sent pas de juger. Qu'importe ledit tablier.

Il s'assoie pourtant à table avec un petit soupir, exténué.

-Je suis désolé d'avoir raté l'heure du repas, je ne compte pas vous importuner longtemps.

Il relève la tête vers Hundread.

-Je manque à tout mes devoirs.

Il se relève et tend la main.

-Je m'appelle Aes et je suis le navigateur du New Calypso, enchanté.

Il a un léger sourire poli pour son interlocuteur.

Le nouveau venu paraissait apprécier ses manières, en tout cas il y répondait sur le même ton. Immédiatement à l'aise, Hundread acquiesça à sa requête, ce qui ne l'empêcha pas de partager son dîner dans deux assiettes comme il l'avait proposé.

"Des fruits- comme vous avez raison ! Voilà ce qui manquait sur cette table."

En se détournant, il ramena une corbeille sur laquelle il avait disposé quelques-uns de ces fruits juteux et colorés, nés sous les cieux cléments de Temerys. Un peu plus loin du littoral, on ne trouvait plus que quelques maigres dattiers, mais la côte était couverte de vignes et de grenadiers, d'orangeraies et de citronniers qui embaumaient les airs de leurs fragrances. Il avait rassemblé quantité de ces articles nécessaires, des pommes qu'il pourrait faire sécher en quartiers lorsque leur bel âge serait passé, des noix de coco qui se conserveraient longtemps, des confitures qui survivraient même à un naufrage... Et il comptait bien dissimuler quelques sauces aux prunes ou autres fantaisies discrètes dans les plats salés que les pirates dévoreraient sans réfléchir. Cette sournoiserie somme toute innocente n'était que le début. Il avait bien l'intention de tester sur eux quelques recettes encore prisonnières de ses carnets.

"Nous n'en manquerons pas tant que je pourrai y veiller. Mon démon personnel ne se nourrit que de cela."

Il indiqua le rideau dans le coin du plafond, qui aurait pu abriter la cage d'un perroquet, mais ne servait qu'à épargner à son petit compagnon de voyage la lueur des chandelles. A cette heure, l'animal était bien réveillé et on pouvait l'entendre faire sa toilette à son perchoir. Par esprit pratique, Hundread avait fixé là-haut un tonneau en mauvais état qui ne servirait plus à stocker quoi que ce soit, mais qui formait une utile séparation entre leurs deux espaces de vie, une sorte de petite caverne improvisée où la bestiole se sentait parfaitement en sécurité. Il ramena également un grand gobelet qu'il offrit à son invité, et où il versa le contenu d'une cruche ; une sorte de gêne traversa son esprit puis s'envola aussitôt. Allons, il était pris au dépourvu, il faisait de son mieux, et puis ce n'était pas ici la table d'un prince.

"J'avais préparé une infusion tout à l'heure, elle est froide mais appelons cela de l'eau parfumée."

Hundread s'offrait ce petit luxe, à présent que sa vie semblait presque stabilisée, de ne plus boire l'eau sans ajout quelconque. Ses périples l'avaient fatigué du goût de la pluie et des sources. Dans ce cas, il y avait simplement placé des fleurs séchées qu'il avait trouvées sur le marché.

"J'espère que vous avez passé une bonne journée. Vous avez l'air fatigué," remarqua-t-il distraitement : c'était assez normal, après avoir travaillé à bord d'un bateau, de s'écrouler à la tombée du soir. Lui-même n'était pas fâché de pouvoir mettre les pieds sous la table, littéralement. "Ne vous sentez pas obligé de me raconter. Vous servir est déjà un privilège. Je n'ai pas le loisir d'un tête à tête quand je sers de mère nourricière à toute cette meute affamée."

Il s'amusait de cette image, qui aurait pu être sarcastique mais au fond, dissimulait une certaine vérité. Il s'était investi définitivement dans ce rôle en partie pour une sorte de réconfort qu'il lui apportait, un rôle dans lequel il se glissait et qui lui rappelait ses jeunes années avec une secrète nostalgie. Ce qu'il y avait de féminin dans sa tâche ou plutôt dans sa manière de l'accomplir, sans que personne ne puisse s'en douter, sans que ce soit le sujet d'une humiliation. Personne, ici, n'avait connu celle qui l'avait nourri dans son enfance et lui avait appris à cuisiner ; et quand bien même, personne n'aurait fait le lien.

Enfin installé, il leva son verre pour trinquer avec l'autre pirate en le laissant libre de porter un toast si telle était sa coutume.

La réflexion du cuisinier l'amuse, comme un artiste qui se parle à lui-même de comment il peut améliorer ses prestations. Du œil, il le regarde se mouvoir dans sa cuisine et lui amener une corbeille de fruits frais.

C'est amplement suffisant.

Son regard s'attarde sur une poire qui lui semble infiniment juteuse et qui lui met immédiatement l'eau à la bouche. Son estomac gronde dans son ventre. Disgracieux organe au son parfaitement désagréable.

Il a un coup d'oeil pour son ventre et se retient de lui sommer de se taire alors qu'Hundread continu de discuter.

Oui, c'est ça, il vaut mieux se concentrer sur lui, c'est autrement plus intéressant.

Le navigateur a un petit sourire en levant le nez vers un coin de plafond. C'est vrai que le cuisinier est accompagné... Une chauve-sourie s'il se souvient bien. Y'a bien que les membres du New Calypso capable de ce genre de chose...

C'est comme Cyan qui a du rhum comme animal de compagnie.

Oui, c'est pareil, ils sont toujours ensemble.

Mais bon, c'est pas le moment de débattre la dessus.

Le cuisinier le traite comme un roi et la délicate odeur qui se dégage du verre qu'il lui sert l'émoustille.

Il semblerait que Gavril ai recruté une perle avec celui là... En plus d'avoir des manières impeccables... Ce qui change grandement de la bande de rustres qui traîne sur le pont.

-L’appellation me plaît grandement...

Finalement, il reporte sur regard sur Hundread quand il l'interroge.

-J'ai effectivement eu une journée chargée... Un nouveau voyage demande beaucoup d'ajustements et passer une journée avec notre cher capitaine n'est jamais de tout repos...

Il a un regard entendu pour le cuisinier et attrape finalement la poire qui lui faisait de l'oeil.

-Puis-je ?

Les mots de son interlocuteur l'intriguent.

-Je ne suis pas plus privilégié que vous, au contraire. Bien que je sois le navigateur, je suis remplaçable, le capitaine ou le second peuvent me remplacer, vous, par contre, c'est bien plus compliqué si nous ne voulons pas passer l'arme à gauche.

Il observe le fruit distraitement.

-Et puis, entre nous, ça me plaît bien d'avoir ce petit moment au calme en votre compagnie. Vos manières et votre façon de vous exprimer me font grandement plaisir.... C'est un manque que cette « meute affamée », comme vous dites, ne pourra pas combler...

Hundread lève son verre et en miroir, Aes referme ses doigts sur le verre frais. Il porte l'infusion à ses lèvres.

C'est plus fort que lui, un sourire naît sur ses lèvres, lui qui maîtrise tout, et plus spécialement les traits de son visage... Se retrouve à sourire pour de l'eau parfumée...

-C'est excellent...

Ca fait bien longtemps qu'il n'y a pas eu quelque chose d'aussi raffiné sur son palet...Et que c'est bon...

-D'où tenez vous ce genre de recette, Hundread ? Ce genre de mets me rend curieux... Mais si vous ne souhaitez pas répondre, s'il vous plaît, ne vous forcez pas.

Il plonge dans son regard, avide d'information, ravie d'avoir quelqu'un comme lui à cette table.

Tiens ! Monsieur aime le beau langage. Voilà qui va être divertissant. Hundread regrette rarement sa propre éducation, mais il lui arrive de se dire qu'il a appris quelques talents qui ne lui servent pas assez souvent. Et là, c'est l'occasion de faire tout son numéro. Il désigne la corbeille de fruit avec un signe de tête engageant :

"Bien sûr, je vous en prie, servez-vous. Moi irremplaçable ? Allons donc, vous me flattez. Tout au plus, vous mangeriez des plats brûlés de temps à autres."

Une plaisanterie lui vient à l'esprit, mais il ne sait pas si ce serait jugé déplacé. Cela dit, il lui a bien semblé voir ce membre de l'équipage assez proche d'un autre, Cyan, justement la cible de la blague inoffensive qui lui brûle les lèvres. Allons, il peut bien se permettre une petite taquinerie : s'ils se connaissent assez bien, Aes verra tout de suite ce qu'il veut dire par là.

"Si c'était Monsieur Brekker qui se chargeait des fourneaux, vous mangeriez des crêpes flambées un jour sur deux, et l'autre jour du baba au rhum. Serait-ce vraiment si tragique ?"

Mais c'est que son convive se nourrissait et s'exprimait avec une telle délicatesse. Il aurait été dommage de le vexer, ou de le rendre confus. Hundread était ravi de croiser un autre pirate doté de belles manières, ça lui donnait un peu moins l'impression d'être un oiseau rare. Et si, pour sa part, les autres devaient le protéger un peu lors des combats, Aes semblait de force à sauver la réputation des gens comme eux, lorsqu'il arrivait sur le champ de bataille. Tout cela était très agréable à penser pour le cuisinier. Au cas où, il se hâta donc de préciser :

"Ne le prenez pas en mauvaise part. Monsieur Brekker et moi sommes bons amis. Et il serait le premier à faire cette blague."

De cela, il était certain. L'auto-dérision de Cyan était presque aussi développée que son sens de la drague ou son espièglerie.
Quant à cette boisson, il aurait aimé pouvoir répondre par une histoire personnelle engageante. Un quelconque récit pittoresque au sujet de son pays d'origine, et des traditions culinaires locales. Mais la vérité, c'est que son expérience était si éclectique que la plupart de ses recettes n'avaient pas d'origine précise. Il était son propre maître, dans la vie ainsi qu'en cuisine, et ne se rattachait à rien en particulier. Levant son verre, il répondit :

"J'ai beaucoup voyagé, simplement. Et je suis ce genre d'excentrique qui prend des notes à tout propos. Si un jour j'écris mes mémoires, ce sera juste un grand livre de cuisine. Et de remèdes de grand-mère, aussi."

En se tournant vers le mur voisin, il en décrocha un petit bouquet de fleurs séchées, formant de fines grappes d'un mauve pâle et répandant un parfum doux, presque nostalgique. Il n'en connaissait ni les racines ni les légendes ; mais il savait à quoi elle lui servait au jour le jour, et cela lui suffisait. Dès qu'il pouvait s'en procurer, il sauta sur l'occasion.

"Cette plante, par exemple, m'aide à dormir sans m'abrutir de questionnements. Si vous cherchez quelque chose qui produise un effet modéré, rien de vraiment chirurgical bien sûr... mais une petite aide, parfois, c'est tout ce dont on a besoin."

L'autorisation de prendre le fruit ne se fait pas attendre et Aes n'attend pas non plus, la poire atterrie dans sa paume.

D'un geste habile, il tire un petit couteau et commence à couper une tranche du fruit qui fait hurler son estomac.

Il rapporte son attention sur le cuisinier.

-Ne minimisez pas votre importance sur ce rafiot. Aucun de nous n'a les capacités de nous maintenir en vie.

Comment faisaient ils avant l'arriver de Hundread ? Comment ce fait-il qu'ils soient encore vivant ?

Finalement, il a un nouveau petit sourire devant la remarque contre le maître d'équipage.

-Oh, vous le surestimez. Je ne pense pas qu'il prendrait la peine de cuisiner quelque chose, il nous tendrait juste la bouteille.

Il en sait quelque chose, sa dernière soirée en tête à tête avec Cyan était composée de goulots partagé et de parties de drague plus que limite... Non, plutôt franchement malaisante...

Finalement, le morceau de poire finit enfin sur sa langue. Il ferme les yeux de contentement, ravi de mettre quelque chose dans son estomac.

A nouveau, il a un petit sourire.

-Ne vous inquiétez pas, j'apprécie, moi aussi, grandement ce boucanier.

Il lui a ouvert les portes d'un monde qu'il s'interdisait.

-Je vous confirme que ce genre d'humour lui correspondrait très bien.

Il coupe une seconde tranche de sa poire.

La suite l’intéresse bien plus que l'humour de Cyan, il se fait grandement intrigué par les récits de Hundread.

-Vous semblez avoir vu le monde... Et l'idée d'avoir un livre de recettes en biographie est attrayante... Les cuisiniers ont une curiosité belle et simple. Rafraîchissante aussi... Je trouve ça très agréable.

Il finit sa poire et suit son interlocuteur des yeux, avant de s'attarder sur les fleurs séchées qu'il prend en main.

-Jusqu'où s'étendent vos connaissances ? Pouvez-vous soigner ? Des poisons ou... D'autres choses... ?

Des maladies respiratoires ?

Il n'est pas bon de rêver, Aes.

Vraiment pas bon.

Mais Malka est partie. Elle était la seule, sur le bateau, à lui permettre de ne pas crever comme un chien. Sans pouvoir le guérir, elle pouvait pourtant le soulager, l'assommer peut-être même, quand c'était trop dur... Où alors, c'est lui qui perdait connaissance... Chose tout ce qu'il y a de plus probable aussi.

Ca devait sûrement être ça.

Mais si tous, sur ce navire, pouvaient l'assommer et même y prendre plaisir, il ne voulait pas que sa faiblesse se sache. Que dirait Ely ? Gavril est au courant, c'est normal, Malka aussi... Mais les autres, il ne faut pas... Bien qu'Ely est le second... Peut-être que le capitaine l'a mis au courant ?

Définitivement, il ne voulait pas le savoir.

Et il abhorrerait que tous apprennent ça. On le charrierait bien trop.

-Je pense que si oui, le maître d'équipage vous paierait pour ne pas avoir de gueule de bois le lendemain de ses nuits... Où journées d'excès.

Il pose un œil amusé sur Hundread.

Qui aime bien châtie bien.

En écoutant parler son invité surprise, le visage du cuisinier s'éclaira peu à peu. Cet homme lui témoignait beaucoup d'amabilité, dans un langage plaisant et surtout, avec un certain discernement. N'importe quel ivrogne de taverne aurait pu le complimenter sur la qualité de sa chevelure, par exemple, mais cet homme en face de lui avait l'esprit clair, et fixait cet esprit sur un détail qui comptait bien davantage.

"La curiosité, voilà qui me définit fort bien. J'ai besoin, régulièrement, de parcourir l'étendue de l'expérience humaine. Vous savez, cette crainte de disparaître avant d'avoir tourné la page qui aurait pu s'avérer décisive. Enfin, j'espère que vous ne savez pas trop..."

Hundread leva les yeux au ciel avec une petite moue dépitée. Il faisait semblant de se plaindre : il aimait assez son propre mode de vie. Mais ce n'était clairement pas pour tout le monde. Il n'aurait pas aimé savoir que tout l'équipage était en proie à une semblable agitation, surtout que ce nouveau venu semblait avoir un caractère bien plus posé que le sien. Du moins, c'est ce qu'il exprimait par son attitude, tout en mesure et en observation, et c'était assez reposant, à vrai dire. Oh, cela pouvait cacher de sombres secrets, mais en attendant il fallait profiter de cette ambiance. Certains secrets n'étaient jamais révélés, et c'était très bien pour tout le monde.

"C'est pourquoi vos belles manières me sont si agréables, si vous me permettez de vous le dire. Elles me rappellent les autres vies que j'aurais pu vivre, en quelque sorte !"

L'image de Velizar passa brièvement dans l'esprit de Hundread, qui la chassa vivement, avec un demi-sourire absent.

"...Aussi, je vous fournirai volontiers les remèdes à ma portée, à vous et à vos amis. Appelons cela le paiement d'une dette. Mais c'est qu'il y a tant de formes de maux... Disons qu'un marin s'étouffe en dormant, et cela le réveille en sursaut, par exemple."

Cette fois, il se concentra sur la conversation. C'était un sujet important. Croisant ses mains sur la table, il abandonna son repas pour expliquer, en plongeant son regard dans celui de son interlocuteur, pour s'assurer que ce dernier ne lui donne pas de signes d'incompréhension. La vérité, c'est que Hundread avait énormément observé les autres. Il avait pris la mer dans la foulée d'un décès tragique qui l'avait hanté jusqu'à ce jour, et dès qu'il pressentait un risque de santé chez l'un de ses compagnons, toute son attention se fixait sur ce danger, comme s'il en était lui-même menacé. Voilà toute l'étendue de ses capacités médicales : uniquement le fruit d'une longue observation empirique, pratiquée sur tous les océans.

"Je lui dirais de changer de posture. Mais cela ne lui est peut-être pas possible. Se nourrir de manière plus adéquate peut y aider. Et il existe des camphres et autres parfums dont l'application, sur la gorge ou la poitrine, apaiseraient ses symptômes. Mais ai-je soigné la cause ? Aucunement. Et notre pauvre embarcation ne saurait se payer les services d'un médecin attitré... A moins qu'il soit séduit par notre mode de vie, qui sait."

Il avait beaucoup parlé, mais il tenait à ne pas laisser de faux espoirs à son convive, qui avait certainement évoqué ce sujet pour une bonne raison. Ce n'était pas un sujet sur lequel il convenait de plaisanter ou d'être trop léger. Les pirates se blessaient trop facilement pour que ce soit drôle, et la plupart finissaient estropiés, quand ils ne disparaissaient pas simplement trop jeunes. Cette pensée lui serrait la gorge, et il détourna le regard du jeune homme en face de lui, en reprenant une gorgée de vin pour tâcher de surmonter cette sourde inquiétude.
Allons : il connaissait au moins une increvable qui se maintenait jusque dans son vieil âge, après tout, et il comptait bien être lui-même un autre représentant de cette rare caste. Ce n'était donc pas impossible.

Jouant doucement avec son verre, Aes écoute attentivement son interlocuteur. Son esprit s'éloigne une demi seconde quand il parle de page décisive... Si, tristement, il en sait. Sa santé de merde et l'absence de sa jumelle sont cette douloureuse page qui part en lambeau et dont il essaye maladroitement de garder entière, rafistolé avec ce qu'il peut, souvent beaucoup de regret et de remords, une belle dose de culpabilité et pour consolider tout ça, un espoir fou d'arranger les choses...

Son petit sourire est nostalgique et il choisi de ne pas répondre, se cachant dans son verre avec un hochement de tête.

Il revient quand Hundread continu, ses remarques sur les manières et sa politesse non feinte.

-Je vous le permets avec plaisir, ça change et moi, ça m'offre une fenêtre sur une vie passée sans avoir à y remettre les pieds... C'est agréable. C'est moi qui vous remercie.

Son verre se repose devant lui, sur la table, avec douceur et sans un bruit, comme on lui a toujours apprit.

La conversation prend finalement un ton plus sérieux, en tout cas pour lui. La réponse que lui apporte Hundread douche légèrement ses espoirs. C'est mieux comme ça. Rêver est dangereux. Comment un cuisinier pourrait réparer ses soucis respiratoires ?

Bien que soulager ses douleurs pendant une crise seraient déjà bien...

La suite, pourtant, ravive ce petit espoir, cette flamme vacillante.

Changer de posture, ce n'est pas un problème, Aes est souvent debout, derrière sa barre, le nez lever, visage au vent. La nourriture passera par son interlocuteur, mais il sait déjà, pour avoir eu, à une période de sa vie, trois repas par jour et une alimentation saine, ça ne changera rien à ses crises.

Mais des camphres ou parfums pour apaiser ses maux... Le navigateur est piqué dans sa curiosité. Mais le cuisinier semble mal à l'aise et détourne les yeux. Immédiatement, Aes ressent quelques remords à avoir poussé cette conversation.

-Veuillez m'excuser, je ne voulais pas vous embarrasser avec mes interrogations...

Sa main, doucement, vient s'envoler par dessus la table pour se poser sur l'avant-bras de Hundread.

-La curiosité sur certain sujet m’attise et me font oublier les limites de mes interlocuteurs, c'est très cavalier de ma part, j'en suis très conscient... Et pourtant, je ne sais pas m'arrêter...

Il presse doucement son avant-bras avant de le relâcher.

-Racontez moi plutôt l'histoire de votre compagne volante, ce n'est pas commun comme animal... Surprenant... Mais à votre image.

Aes plonge dans le regard de son interlocuteur, toujours curieux de son histoire et désireux de faire passer le malaise qui s'est installé sur ses traits. Ce n'était pas son but. Loin de là.

-La cuisine en haute mer comme avec nous ne vous fruste t'elle pas ? Vous êtes plutôt limité en terme d'ingrédients, non ? Votre créativité n'est elles pas brimée ?

Après tout, oui, il a des fruits, mais les fruits périment ou doivent être séché. La viande n'est fraîche que les premiers jours, séchées ensuite. Le poisson est souvent ce qu'ils mangent le lus souvent... Est ce qu'un bon cuisinier peut quand même s'amuser avec son art ?

Etonné par le tournant que prenait la conversation, Hundread inclina la tête sur le côté, mouvement non sans rappeler celui d'un oiseau curieux. (Il était déjà un oiseau rare, le pas était vite franchi.) Aes avait l'air si navré soudain, comme s'il avait commis une faute. C'était assez adorable, étant donné qu'il se montrait tout à fait courtois et prévenant depuis son arrivée. Il était tactile en tout cas, c'était apprécié. Cela donnait envie de lui caresser la joue pour le rassurer, mais cette impulsion attendrie aurait dépassé les bornes de leur entente actuelle.

"Oh, c'est très drôle de faire la cuisine en voyage, au contraire. Tout est toujours changeant, les remèdes aussi d'ailleurs, il faut s'adapter. Sans me vanter, je fais ça plutôt bien."

Minaudant un peu, Hundread tourna soudain la tête : quelqu'un sur le pont jouait un petit air de flûte. Tiens, ça faisait longtemps qu'il n'était pas allé au bal. Voilà un des côtés de la vie terrienne qui finissait toujours par lui manquer. Il devait dégager quelque chose de gentil, car les demoiselles étaient toujours ravies de lui accorder un tour de piste ; il ne se rappelait pas qu'une seule lui ait déjà dit non.

"Beaucoup d'artistes vous le diront, contrainte et précarité sont mères d'invention, non d'abandon. C'est d'autant plus amusant de réapprendre chaque jour un jeu ardu dont les règles changent, c'est mon ressenti en tout cas. Si je suis frustré, c'est sur d'autres plans, et là, ce serait vraiment cavalier d'en parler le premier soir."

Il aimait beaucoup parler, il ne se gênait pas du tout, parfois pas assez, mais dans certains cas le silence était encore ce qu'il y avait de plus suggestif. Il se contenta de sourire pour compléter son propos, conscient que son interlocuteur avait fréquenté de beaux messieurs endimanchés qui auraient, eux aussi, laissé cette phrases en suspens. Dans son cas, ce n'était pas une question de réserve ou de timidité, mais bel et bien de coquetterie, comme s'il était directement issu de ces cercles libertins où un silence bien placé évoquait toutes sortes d'images.

"Vous voyez ? Vous ne m'avez pas mis mal à l'aise. Vous n'avez rien fait de mal. J'ai une conscience, voilà ma maladie à moi, mais baste, elle n'a pas encore eu ma peau et je peux me donner le luxe d'ignorer ses criailleries !"

Avec un petit rire, il croisa ses mains sous sa nuque et allongea les jambes sous la table. Il était parfaitement à l'aise, il l'avait décidé. La chauve-souris vint se percher tout à coup au-dessus de lui, la tête en bas, en l'observant de ses gros yeux ronds comme s'il était comestible. Il n'y avait rien à craindre, et il lui accorda ses doigts à grignoter sans hésitation.

"Quant à cette bestiole, je ne sais pas grand-chose à son sujet hélas, c'est un cadeau. Une amie s'est dit que cette petite compagnie charmante serait un antidote à ma mélancolie. Je présume qu'elle l'a achetée à quelque trafiquant d'animaux rares sur un marché côtier. Vous voyez : en termes de médecine, nous en sommes tous au stade de l'improvisation."

Il sent qu'il a un petit peu perdu quand même. A traîner avec des pirates toutes la journée, depuis tant d'année, il n'a plus la même facilité à communiquer avec la haute, des injures filent parfois. C'est devenu normal ici. C'est nécessaire si ont veut se faire entendre. Si on veut une place sur ce rafiot.

Si Aes ne s'énerve jamais et ne hausse la voix que très rarement, il faut parfois insulter pour qu'une voile soit descendu et prendre le vent. Gavril lui dit de gueuler pour se faire entendre mais Aes en est bien incapable. Ca ne lui ressemble pas. C'est trop proche d'une émotion exprimée et ça, c'est impossible.

Si c'est de la compréhension, de la compassion, si c'est pour aider son prochain, ça ira. Si c'est pour exprimer de la joie, de la tristesse ou de la colère, c'est bien plus compliqué.

Mais ce n'est pas le moment.

Hundread reprend et le navigateur écoute attentivement.

-De ce que j'ai goûté, oui, vous faites ça vraiment bien. J'admire votre capacité d'adaptation

Un air de flûte le détend d'un coup, lointain, comme un souvenir, mais l'air l'apaise. Avoir l'estomac enfin plein et ce petit air...La fatigue de cette journée le rattrape violemment. Sa concentration se fait légèrement la malle mais il tiendra bon, il ne veut pas finir cette douce soirée sur une impolitesse.

Bien que Hundread, avec ce silence évocateur, les glisse tout les deux dans ces travers suggestifs et terriblement croustillant. Ces non-dits si criant. Les plus amusant, il va sans dire.

-Je suis persuadé que quelqu'un, ici, apprécierait de vous aider avec cette frustration... Sauf si ce sont les femmes qui vous attirent... Auquel cas, je suis bien désolé pour vous.

Un léger rire. Une remarque bien potache de sa part. Mais tout à fait maîtrisée, évidemment.

Et comme si elle avait été invoqué, la chauve-souris vient se percher sur l'épaule de son maître et Aes se perd dans la contemplation de cet animal qu'il n'a toujours vu que de très loin, en vole dans un ciel nocturne. Sa curiosité piquée, il détaille chaque trait de ce petit corps aux grandes ailes.

Et le cuisinier reprend, arrachant un tout léger sourire à Aes.

-Et est ce que ça fonctionne, cette médecine ? Est ce que votre amie vous aide avec votre mélancolie ?

Peut-être que lui aussi peu l'aider, avec ce genre de dîner.

-Si vous le souhaitez, les soirs où votre compagne n'est pas assez bavarde à votre goût, n'hésitez pas à venir me trouver. J'apprécie grandement votre compagnie, comme je vous l'ai dit. Une soirée au calme, au goût de vos épices...

Il plonge dans le regard de Hundread, le soutenant pour lui transmettre toute sa sympathie.

Après avoir joué un peu avec la chauve-souris, Hundread reporta son attention sur son invité. Allait-il s'endormir à cette table ? Oh, ce serait charmant, mais pas très bon pour ses vertèbres. A la manière assez adorable dont il le taquinait, Aes finirait plutôt dans le hamac de son hôte. Avec ou sans ce dernier, qui n'était pas envahissant, et se contentait largement de veiller sur le sommeil d'un convive endormi. Il n'aurait pas dit non à quelques câlins, cela dit ; c'était bien de cela qu'il était le plus frustré en ce moment. Un rapport avec sa mélancolie chronique, rapport de cause ou de conséquences, ou les deux ? Il n'en savait rien. Mieux valait plaisanter lui aussi, ce serait moins intimidant pour tout le monde.

"Je trouve en effet que ça manque de femmes sur ce bateau, mais c'est pour de toutes autres raisons. D'ailleurs, je partagerai certainement plus de délicatesse d'esprit avec vous qu'avec celles que je connais sur d'autres navires !"
C'était bien naturel, nombre de femmes pirates étaient des guerrières. Enfin, tout était possible. Il n'était pas un guerrier lui-même et pourtant, il était là. Mais quelque chose lui disait qu'une demoiselle qui n'afficherait pas sa plastique serait forcée de faire ses preuves, bien davantage qu'il ne l'avait jamais été.

"Il y a une chose qui m'aide énormément... Si vous avez d'autres questions de santé et que par chance, je peux y répondre, j'en serai aussi heureux que vous, croyez-moi."

Hundread avait parlé un peu plus franchement qu'il n'en avait eu l'intention. La fatigue commençait à abattre ses barrières à lui aussi. Il s'en corrigea vivement avec un petit rire ; ce serait dommage qu'on le prenne trop au sérieux et que cette belle ambiance s'attriste par sa faute.

"J'aurais dû braquer une banque et me payer des études de médecine."

Il haussa les épaules, insouciant ; il avait plongé dans une vie à l'aveugle, sans se demander ce qu'elle lui réserverait, et c'était maintenant la sienne, et il ne pouvait pas dire qu'il en soit malheureux. D'ailleurs, aurait-il été heureux en tant que médecin ? Et si c'était pire, plus pesant pour son émotivité ou ses nerfs, plus désespérant en fin de compte ? Inutile d'y penser, ça n'arriverait jamais. Il était déjà un vieux monsieur pour un pirate - son ami Cyan ne se privait pas de le lui faire remarquer.

Il se releva et repoussa sa chaise ; autant poser la question directement.

"C'était une invitation, très cher ? Je vous raccompagnerai volontiers à vos... appartements."

Il n'y avait pas d'appartements à bord, bien sûr. L'intimité de chacun était à peu près limitée au contenu de son hamac, ou de ses vêtements. Tout le monde y mettait du sien pour que ce ne soit pas trop insupportable, et au final, c'était une habitude à prendre. Mais s'il arrivait quelque chose entre les occupants du bord, il y avait peu de chances pour que la nouvelle ne s'en répande pas immédiatement. C'est pourquoi la plupart des galipettes étaient réservées aux descentes à terre, et aux compagnies dépaysantes qu'on y trouvait. Et puis, il fallait voir les choses en face : pour des gens immatures, c'était une façon de pouvoir se conduire n'importe comment, avant de filer en mer sans en connaître les conséquences. Hundread lui-même n'était pas exempt de ces petits travers, à l'occasion.