Smoky ➺ If you scratch under the surface, try to find a purpose, I wonder what the dead would find

Boussole

Les jours se suivent et se ressemblent. Le temps passe et emporte avec lui les doux souvenirs qui ne nous sont plus d’aucune utilité avec le temps. Ils se fanent comme les pétales d’une fleur qui manque d’attention. Ils se faufilent hors du temps, hors de l’espace, mais restent toujours si près, rien que pour nous narguer. Pendouillant au bout du nez sans jamais pouvoir les atteindre. J’ai rêvé de pouvoir les toucher, les effleurer. J’ai tenté, en vain, de me souvenir. J’ai tenté, en vain, de garder cet espoir qui a longtemps rongé mes entrailles. J’ai tenté, en vain, de garder la tête haute. J’ai tenté, en vain, de continuer d’observer l’horizon. J’ai tenté, en vain, d’oublier.

C’est illogique.

C’est douloureux.

C’est difficile.


Les souvenirs que je possède précédant mes sept premières années de vie ne sont que des flashs difformes. Des idées grotesques de ce qu’a pu être ma vie, ma famille. Ils ont été balayés par la réalité qui me fut imposée de force. Je parviens encore à me souvenir de cette peur qui avait mitraillé mes entrailles. Je suis parvenue à m’accrocher à un sourire qui appartenait à ma sœur. Du moins, c’est ce que j’ai toujours cru. Est-ce mon imagination qui m’a joué un tour? Est-ce mon esprit qui s’est formé quelque chose à quoi se raccrocher? Difficile à dire. Je parviens parfois à voir, dans le flou de ces vestiges, une tête blonde qui sourit à tout va, qui rit énormément. Parfois, j’imagine que le son qui résonne dans ma tête est son rire. Ce n’est rien de très précis, mais c’est toujours mieux que rien. Je me souviens de robes qui volent au vent quand on se tourne sur soi-même. Je me souviens de cheveux blonds qui fouettent l’air sous le tourniquet enjoué. Je me souviens d’une mère qui criait en arrière-plan de devoir faire attention avant de se blesser. Je me souviens d’un père attentionné qui coupe son bois pour la soirée. J’aimerais croire que ce n’est pas mon esprit qui me joue des tours et que ces personnes ont réellement existés. J’aimerais pouvoir me rappeler davantage d’eux, de ce que c’est que de faire partie de leur famille. J’aimerais pouvoir croire que j’ai toujours ma place parmi eux. Le seul problème, c’est que j’ignore où ils sont tous aujourd’hui.

La vérité étant que je suis née comme fille de boulanger. Mon père produisait son propre blé qu’il prenait le temps de moudre avec ma mère pour en faire essentiellement des pains. Il se rendait souvent au marché de la plus grande des îles pour vendre sa production. La plupart du temps, ma mère l’accompagnait pour vendre ses créations en artisanat. Notre famille ne roulait pas sur l’or, mais franchement, ils n’étaient pas non plus à plaindre. Ils étaient de fins négociateurs pour avoir un fort prix sur leurs produits. Ils aimaient leur vie. C’était des gens simples, amicaux, souriants et même avenants. Il n’était pas rare de les voir offrir leur aide aux gens de notre village. Ils nous amenaient régulièrement, ma sœur et moi, afin que nous puissions avoir une idée globale de ce que la vie attendait de nous. Ils avaient à cœur de nous montrer à bien négocier, à bien parler et à bien paraître afin de s’assurer que nous ne nous fassions jamais avoir sur des prix ridicules. Trouver quelqu’un qui avait connu ma famille, c’est sans doute ce qu’on me dirait. Est-ce toute la vérité, rien que la vérité? Je ne sais pas. Peut-être que ma famille avait de sombres secrets dont j’ignore tout.

Et si seulement ils savaient ce que je suis devenue…

Ma vie a basculé un jour de Lug. Il faisait beau. Le soleil était à son zénith. La place du marché était bondée par tous les commerçants qui voulaient tirer leur épingle du jeu avec les cultures de Lotus Noir. C’était noir de monde. Il fallait jouer du coude pour créer sa place et surtout pour pouvoir circuler d’une étale à une autre. Je me souviens qu’il était facile de fausser compagnie à mes parents. De par mon comportement aventureux, je me souviens avoir vu un jeune garçon au loin, un air taquin au visage qui marchait la tête basse en faisant sauter une petite bourse dans sa main. Je ne saurais dire pourquoi il m’a marqué, mais ça a été suffisant pour moi pour que je quitte la sécurité de l’étale et que je m’avance à sa poursuite. Trop naïve pour croire qu’il pourrait se produire quoique ce soit, j’avais zigzagué en travers de la foule pour le suivre. C’était l'histoire d'assouvir une curiosité maladive. Celle-là même que ma mère m’avait déjà dit qu’elle me perdrait. J’étais loin de me douter aussi qu’il y avait des gens suffisamment tordus dans la vie. Des gens qui, plutôt que de raccompagner un enfant à ses parents, l’amène avec lui pour le faire sien.

Naïveté quand tu nous tiens.

Avant même de pouvoir rejoindre ce petit garçon, enfin petit… tout étant relatif. Il devait avoir quelques années de plus que moi et il était plus grand aussi, donc petit est davantage un état de jeunesse. Bref, avant même de pouvoir le rejoindre, un homme s’est mis à me suivre. Lorsque je fus bien hors de la vue de mes parents, c’est là qu’il s'approcha et commença à me parler afin de provoquer ma confiance. C’était un homme qui sans paraître atrocement mal à donner l’apparence d’un gueux, n’était pas des mieux vêtit. Il avançait qu’il avait besoin d’aide afin d’aller chercher un objet qu’il avait perdu entre les planches étroites d’un bâtiment. Naïve, j’ai dit. Je ne m’étais pas méfiée, pour moi je voulais simplement lui rendre service puisque j’avais de petite main. J’étais même heureuse de le faire. Il m’a appris ma première rude leçon ce jour. Je l’avais suivi à l’écart, absolument volontairement. On ne m’a plus jamais prise ma naïveté après ce jour.

Fagin m’a entraîné jusque chez lui et ne m’a plus jamais laissé repartir. Le gentilhomme, celui bienveillant qui avait besoin d’aide avait bel et bien besoin d’aide, mais pour un but beaucoup plus obscur que je ne l’avais cru au départ. Et moi je ne connaissais pas suffisamment l’île principale d’Oshaara pour pouvoir retourner auprès de ma famille. Fagin a été astucieux. Il n’a jamais fait dans la brutalité, ainsi je n’ai pas crié afin de pouvoir avoir de l’aide. Est–ce que j’en aurais vraiment eu? Je ne sais pas, mais toujours est-il que je me suis simplement envolée dans la brume pour mes parents. Une disparition des plus silencieuses. C’est en partie avec cela qu’il s’est inspiré pour mon nouveau prénom. Smoky, l’enfant envolée dans la brume.

C’est en arrivant près d’une chaumière délabrée sur la plage que j’ai commencé à me douter que je n’étais pas au bon endroit au bon moment. Dans ma tête d’enfant de sept ans qui ne s’était méfié de rien du tout, c’est là que la panique me saisit. En même temps que les doigts crochus de Fagin. Il les a enfoncés dans la chair de mon bras sans ménagement et m’a entraîné dans ce qui était sa demeure. La porte qui se referma derrière nous scella mon destin en même temps qu’il me projetait au sol et asseoir sa domination sur moi. Fagin ne comptait pas me relâcher. Il n’avait jamais eu l’intention de me retourner à mes parents. Je me souviens encore de mon cœur qui tambourinait beaucoup trop fort dans mon corps, de la peur viscérale qui marquait mon regard et de la satisfaction intense dans celui de mon geôlier. Fagin exultait. C’était la première fois qu’il ramenait une fille dans son équipage. Lui, il ne voyait que les nouvelles portes que ça lui ouvrait. Avant que les garçons ne rentrent à la maison, il prit grand soin de me faire comprendre qu’il ne servait à rien de fuir et de me rebeller contre lui. Il avait des contacts, il était au courant de tout ce qui se passait dans cette région. Où que j’aille, il me retrouverait. Mais par-dessus tout, où irais-je en ne connaissant pas la région? Il avait tout prévu ce rat.

Il prit le temps de me présenter aux autres enfants qui peuplaient cette demeure. Ils avaient tous sensiblement mon âge et une part de moi fut rassurée. Je ne saurais dire pourquoi. Particulièrement quand je remarquai cet enfant que j’avais voulu suivre au marché. Il se tenait devant moi et ce fut lui qui eut la charge de s’occuper de moi. Cyan qu’il s’appelait. Il me présenta à tous comme étant Smoky et que j’allais maintenant être leur sœur. J’étais carrément intimidée de me retrouver ainsi devant huit garçons qui vivaient ensemble depuis un moment. Cyan fut celui qui me fut le plus agréable de la petite bande. Il avait surtout toute l’aura d’un meneur de groupe, de ceux qui n’ont qu’à parler pour les autres écoutes. Il y avait aussi Moon, Shades, Bug, Viper, Lucky, Weasel et Sunny. Nous portions tous des noms qui furent inventés par Fagin. Il prenait une caractéristique quelconque que nous avions ou qu’il désirait que nous ayons et c’était ainsi qu’il nous baptisait. Cyan prit le temps de me montrer l’endroit et comment la vie y était organisée. Je ne peux pas dire que j’étais rassurée dans cet endroit que je considérais comme hostile, mais avais-je d’autres choix? Trop terrorisée pour fuir, il ne me restait qu’une option, survivre. Ce soir-là, je me suis endormie, recroquevillée dans le coin qui me fut attribué après que toutes mes larmes eurent eu creusé des sillons sur mes joues.

Les premiers temps, ce fut Fagin qui s’occupa de me former comme il le disait si bien. Pour lui, il était plus qu’important que j’apprenne rapidement mon utilité dans le groupe. Je me devais d’être en accord avec mon nouveau prénom. Ainsi, il m’apprit à me fondre dans le smog, me sortant d’abord lorsque celui-ci était à son plus intense. Il m’envoyait souvent avec Cyan dans les missions puisque celui-ci était à la fois son préféré et le plus efficace de ses garçons. Moi, c’était celui que je préférais. Les autres étaient sympathiques aussi, mais il y avait un quelque chose qui me rapprochait un peu plus de Cyan. C’était peut-être ce sourire qu’il avait toujours avec moi ou encore son amabilité à mon égard. Toujours est-il que j’ai appris à utiliser le smog constant sur la ville à mon avantage. J’avais appris les moments où celui-ci était plus intense, plus concentré pour mieux me camoufler au départ, mais plus les jours avancèrent, moins j’avais besoin de ce smog. Cyan m’apprit tout ce que j’avais besoin d’apprendre et il fut évident pour nous que nous formions une équipe imbattable. C’était beaucoup plus facile d’agir à deux et surtout beaucoup plus agréable.

Alors que ma relation avec Cyan se tissait de plus en plus, Fagin eut un peu peur de ce que cela engendrerait. Je le distrayais beaucoup trop, sa loyauté n’était plus sans faille, j’étais un peu une menace. Fagin tenta bien de me faire comprendre que je ne devais pas changer son préféré. Je ne compte plus le nombre de coups que j’ai reçu pour me punir d’un comportement supposément réfractaire. Ce que mon père d’adoption ne savait pas, c’était qu’il forgeait de plus en plus mon caractère avec cela. Connaissant aussi l’attachement que Cyan semblait avoir pour moi, il va de soi que Fagin ne s’en prenait pas à moi devant lui. Il aurait eu le droit à une révolte de son préféré. Non, il préférait l’envoyer en mission pendant qu’il me gardait. Là, les coups pleuvaient après qu’il eut consommé son rhum tant adoré. Il commença également à me donner quelques missions occasionnelles avec Moon. Elles étaient souvent durant la soirée où à la tombée de la nuit. C’était là qu’il était le plus efficace.

Ce fut les premiers mois qui furent les plus difficiles. C’était pour moi une adaptation totalement nouvelle et chaque soir, des larmes silencieuses roulaient sur mes joues alors que je me rappelais ma famille qui ne me retrouverait jamais. Il vint un temps où je m’obligeai à ne plus être la victime de ma vie, de mon sort. Les garçons vivaient bien avec leur vie, bien qu’ils fussent tous adoptés alors qu’ils étaient bébés. Moi j’avais des souvenirs et c’était ça qui faisait le plus de dommages. Fagin travailla d’arrache-pied pour que j’oublie ses souvenirs, qu’ils ne deviennent plus que des images floues alors que je lui rapportais toujours plus gros avec Cyan. La routine s’installa rapidement et mes souvenirs s’évaporèrent doucement dans la brume.

Arnaquer les gens devint une seconde peau. Il était facile pour moi de partir avec Cyan et d’inventer toutes sortes d’histoires pour récolter le plus d’argent possible. Parfois nous faisions du théâtre, parfois nous volions directement à l’arrache, rien n’était à notre épreuve. Mentir était devenu une seconde nature, tout autant que de se fondre dans le décor. Le groupe d’enfants que nous étions dérangea vraiment les habitants du village, au point où Fagin dû s’obliger à nous faire déménager de temps en temps. La méfiance des habitants n’était pas bonne pour le commerce et il fallait impérativement que nous réussissions nos entreprises. Si l’un d’entre nous se faisait choper, il devenait comme mort aux yeux du groupe. Jamais nous ne devions risquer inutilement notre peau. Et jamais au grand jamais, nous ne devions ramener les autorités chez notre père. Tous pour un et chacun pour soi.

On ne peut pas dire que le traitement que notre père nous réservait nous faisait particulièrement plaisir. Malgré que je semblais m’être faite à mon nouveau quotidien avec les années, il était évident pour moi que je ne souhaitais pas vivre le restant de mes jours à ses pieds. Doucement, j’abordai le sujet avec Cyan, implantant discrètement l’idée de fuir tôt ou tard. Nous pourrions vivre notre vie, exploiter notre talent pour survivre et surtout être libre. Voilà ce que Fagin entretenait à chaque coup, l’envie et l’espoir de liberté. Pendant un peu plus d’un an, j’en glissais régulièrement un mot à mon meilleur ami, à la seule personne à qui je confiais aveuglément ma vie. Nous n’étions pas vieux, mais c’était un besoin viscéral que de fuir ce trou à rats. J’ai cru être discrète, mais je crois que le lien qui unissait Fagin et Cyan était beaucoup plus fort que ce que j’avais anticipé. Chaque jour, à chaque vol, nous prenions une pièce ou deux que nous mettions de côté pour nous. Après tout, le vieux ne savait pas exactement ce que nous récoltions. Tranquillement, nous amassions nos fonds pour notre fuite. Mis à part quelques détails, le plan était presque sans faille. Dans l’esprit d’une gamine de treize ans.

Et quand j'ai cru que notre moment de gloire sonnait enfin, je réalisais que je ne m’étais jamais autant trompée.

La fuite que nous avions envisagés avec Cyan ne se déroula pas du tout comme prévu. Fagin avait anticipé notre départ et nous a fait pourchasser dès que nous avons tenté d’obtenir notre liberté si chèrement souhaitée. Nous y étions presque. Nous étions presque parvenus à notre objectif, mais les mercenaires engagés par Fagin nous rattrapèrent comme nous voulions traverser la rivière. Les mercenaires avaient déjà récupéré tout ce que nous avions mis de côté. J’étais courbaturée malgré les entraînements défensifs que je m’obligeais pour sauver ma peau. Les mercenaires étaient bien plus forts physiquement que je ne pouvais l’être à treize ans. C’est grâce à Cyan que j’ai pu m'échapper, grâce à son sacrifice. Son regard, ce dernier regard qu’il a eu pour moi hante encore mes nuits, faisant en sorte que je me réveille parfois en sursautant, parfois en ayant des larmes qui ont roulés sur mes joues. Il a coupé le pont pour empêcher les mercenaires de me mettre la main dessus, l’entrainant lui aussi dans cette rivière diablement déchaînée. Je me souviens de m’être jetée à genoux au sol, d’avoir hurlé tout ce que j’avais dans les poumons pour crier le nom de mon ami disparu dans les torrents. Ce vide sidéral qui me prit au coeur fut la plus grande douleur qu’il m’eut été donné de vivre.

Et ce vide considérable que cela me procura déclencha chez moi mes premiers signes de magie. Voulant m’aider, un homme qui passait près et qui m’avait entendu hurler à tue-tête est arrivé en courant. Je ne l’ai pas tué, mais sans savoir contrôler une seule minuscule parcelle des pouvoirs magiques qui sommeillait en moi, le pauvre samaritain s’évanouit au sol sans pouvoir y faire quoique ce soit. J’ignore encore à ce jour ce que j’ai réellement fait. J’avais peur qu’il soit de ceux qui devaient me ramener chez Fagin, sans compter que ma seule préoccupation était de retrouver coûte que coûte Cyan. Sans succès.

Des jours pendant, j’ai arpenté les rives de la rivière. Je me suis rendue jusqu’au port, là où il y avait des chances que je puisse retrouver un corps quelconque. Peut-être était-ce stupide de ma part à ce moment-là, mais c’était plus fort que moi, plus fort que ma raison. Je devais tout faire ce qui était en mon pouvoir pour le retrouver. Mais après quelques jours, malgré que mon instinct me disait qu’il n’était pas décédé, je devais me rendre à l’évidence, Cyan s’était volatilisé de ma vie. Une part de moi s’est éteinte avec son absence, devant me faire une raison qu’il n’était plus de ce monde sans réellement jamais arriver à m’en convaincre. J’ai toujours cru que c’était une façon pour mon esprit de se protéger de la douleur.

J’ignorais aussi que pendant ces quelques jours à chercher mon ami, Fagin m’observait de loin. Certes, il était hors de lui d’avoir perdu le plus habile de ses protégés, mais il était heureux de voir que je n’avais pas pu me sauver bien loin. Ma loyauté envers celui qui fut mon meilleur ami m’avait empêché de mettre les voiles. Si seulement Cyan le savait, je crois qu’il me ferait la peau, lui qui a sacrifié sa vie pour me permettre de me sauver. Mais à treize ans, le cerveau n’est pas encore suffisamment rationnel pour analyser ses données. Enfin, pas le mien qui n’écoutait que ce cœur en peine.

C’est Moon qu’on envoya à ma rencontre quelques semaines plus tard. Il ne remplaça jamais complètement Cyan, mais ce fut quand même une personne sur qui je pus me reposer un certain temps, le temps de panser une blessure qui ne cicatrisait pas. Il tenta d’abord de la jouer cool, affirmant qu’il ne me ramènerait pas chez Fagin, mais je n’étais plus assez naïve pour me faire berner aussi facilement. Je savais qu’il devait attendre que le moment le plus opportun pour remettre le grappin sur ma personne. Si j’arrivais à me débrouiller en me trouvant de nouvelles cachettes chaque nuit, Moon m’attira de nouveau chez Fagin. Je ne lui en veux pas. Je sais comment notre père sait se montrer convaincant quand il a une idée dans la tête. Et puis, nous étions là pour nous supporter l’un et l’autre, Moon devint ce nouveau meilleur ami qui ne put jamais totalement remplacer le premier, mais que j’aimais.

Fagin me fit payer ma désobéissance. Sévèrement. J’ai encaissé du mieux que j’ai pu pendant un bon moment jusqu’à ce que mes émotions s’emballent contre lui et que dans une crise monumentale, j’explose. Les doigts tortueux de mon père se brisèrent sous mon regard hargneux. Je n’en pouvais plus de ce traitement horrible. C’est comme ça qu’il sut ce que j’étais. Ça et l’œil d’intuition qui s'était imprimé sur mon bras droit, juste au-dessus du coude avec une petite lune en dessous. S’il en fut d’abord effrayé à ne savoir quoi en faire, Fagin ne laissa pas pour autant passer l’opportunité. Sans me trouver un mentor digne de ce nom, il m’obligea à travailler ma capacité au maximum. Il voulait que je sois capable de m’en servir allègrement. Pour me motiver, il envoya même mes frères dans des missions plus périlleuses encore pour tester mes capacités.

Les années se succédèrent dans une routine monotone. Vol, arnaques, entraînement pour mes pouvoirs, menaces, coups, exploitation, tout y passait. La rancune de Fagin à mon égard ne se tarit jamais vraiment. Il s’efforça toujours d’entretenir chez moi une relation amour-haine avec lui. Je le détestais profondément pour tout ce qu’il était, mais il s’assurait toujours de me donner suffisamment d’amour pour que je ne puisse pas le laisser derrière moi. Il trouva de nouveaux enfants à exploiter, mais cette fois il ne se fit plus prendre. S’il leur donnait de nouveau prénom, il ne donna plus son nom de famille à ces nouveaux enfants. Il ne voulait pas prendre le risque qu’une nouvelle rébellion fasse rage dans son équipe. Moon devint une sorte de confident parmi tous les enfants qui étaient présents, regrettant presque autant que moi la mort de Cyan. Il devint également le nouveau chef de bande pendant plusieurs années.

Seulement, voilà, nous commencions à être plus vieux. Nous étions toujours aussi efficaces, mais beaucoup moins adorables que pouvaient l’être les enfants. Alors Fagin relâcha doucement sa laisse autour de nos cous. Il nous laissa prendre nos distances avec la maison. Intelligent et rusé comme il était, Fagin s’était assuré que même si nous nous éloignions, nous nous sentions suffisamment redevable envers lui que nous revenions à l’occasion ou que nous partagions certains de nos gains avec lui. À ce qui correspond environ à mes dix-neuf ans, je quittai le groupe en compagnie de Moon. Nous avions décidé qu’il était temps pour nous de mettre les voiles alors même que Fagin m’obligeait dans son langage à lui, de toujours répondre présente pour soigner les jeunes qui nécessitait mon intervention. Il s’agissait surtout de réparer les os brisés et les sévices corporels apparents sur les enfants qu’il maltraitait plus que les autres.

Je me dois quand même de remercier Fagin pour ses apprentissages. L’une des valeurs qu’il prônait le plus était de nous faire comprendre que nous étions la personne la plus importante pour nous-même. Il faisait en sorte que nous soyons capables de nous débrouiller seuls et dans toutes les circonstances possibles et imaginables. Ce nous fut particulièrement utile pour Moon et moi. Nous avons été capable de nous débrouiller pendant un bon moment. Évidemment, il fallait faire attention à ne pas trop se faire remarquer avec nos vols à la tire, mais c’était suffisant pour pouvoir nous permettre de survivre. De toute façon, ce n’était pas comme si nous savions faire autre chose. C’est à partir de ce moment que j’ai commencé à vouloir m’amuser aussi. Devant bien faire quelque chose de mes dix doigts, je me suis inventé une nouvelle vocation. Dans le village où nous nous étions installé ensemble Moon et moi, je me suis affichée comme voyante. Je m’étais munie de cartes de tarot et de petits osselets. Entre vous et moi, je ne savais vachement pas ce que voulaient dire les cartes, mais j’avais une imagination assez débordante pour pouvoir inventer n’importe quoi.

Franchement, je ne m’attendais pas à ce que ce soit aussi lucratif. Les gens venaient me voir, les plus superstitieux d’entre eux en voulant connaître leur avenir. Oui, bon d’abord les gens furent méfiants, un peu gênés sans doute, mais avec un peu de persuasion en plus de savoir comment vendre ma salade, j’en vins à avoir une belle clientèle. J’ignore s’ils se rendent compte à quel point je leur dis n’importe quoi, mais je m’assure souvent de jouer avec la limite de ce qui semble réel. Après tout, qui sait véritablement si le fait de passer à côté d’un chat noir trois fois peu amener de la chance ou pas? Qui sait véritablement si le fait de tourner trois fois sur soi-même peut amener de la chance incroyable lors de la pêche? Qui sait véritablement si les cultures seront encore plus importantes en faisant chaque matin des salutations au soleil? Bon d’accord, je dis aussi des trucs beaucoup plus sensés qui pourraient être possibles, mais parfois c’est plus facile de me moquer des gens. Sans compter que j’ai vraiment fini par m'intéresser à ces arts particuliers et que maintenant je les maîtrise suffisamment pour faire des suppositions beaucoup plus justes. Et il va de soi que mes séances ne sont pas gratuites. Disons qu’avec tout cela, je me suis attiré tout autant la méfiance que l’adoration de certains villageois.

Et plus les années passaient, plus mes pouvoirs chamaniques prenaient en stabilité. Doucement le mot s’est répandu dans le village après que j’eus aidé un gamin qui avait fait une mauvaise chute sur son bras. La certaine stabilité que j’ai acquis en vivant dans ce village avec Moon a créé chez moi une sorte d’apaisement de mon mental. C’était ainsi beaucoup plus facile d’apprendre à me servir de mes pouvoirs et j’ai pu réellement comprendre comment ils fonctionnaient. On vient donc me voir autant pour se faire raconter des histoires que pour demander une guérison quelconque. C’est en faisant des tests que je me suis rendu compte que je pouvais aussi influer sur les palpitations cardiaques. Je n’étais tout de même pas pour passer à côté de l’occasion de m’en servir. Disons que dans certaines consultations privées, je me permets d’agir dessus, de créer un certain emballement pour appuyer certaines de mes idées folles. Tout le monde n’y voit que du feu. Je suis certaine que les autres Shamans oseraient croire que c’est une perte de potentiel et bien que je travaille sur d’autres aspects, j’utilise surtout ceux qui me permettent de survivre au mieux.

Maintenant, chaque semaine je me rends chez Fagin pour lui donner son dû et réparer les enfants. Les émotions me sont toujours très contradictoires, à la fois ravie et hors de moi de devoir l’aider et de le voir continuer ses âneries avec les enfants. Parfois, il me prend l’envie de leur venir en aide, mais à d’autres moments, je suis suffisamment égocentrique pour ne pas vouloir m’embarrasser de tous ces jeunes qui seront absolument désorientés. Alors je n’interviens pas dans leur vie plus que cela. Après tout, le plus grand enseignement de mon père restera à jamais chacun pour soi.

Aujourd’hui, je suis assise sur une chaise de mon petit salon et je tire mes propres cartes avec un plaisir un peu malsain de vouloir rire de moi-même. Et pour cause, ce que je lis ne fait aucun sens. Après tout, pourquoi retrouverais-je une âme disparue depuis longtemps? Ri-di-cu-le!