Gavril Oakley

Boussole Une matinée qui commence bizarrement. Misty, Nour et Groseille qui recomptent le fruit de leurs labeurs de la veille. Des cris sous le porche de la maison de passe et voilà que les deux filles de joies découvrent posé là, un bambin larmoyant et bruyant. L'ironie pour des filles dont la peur première est de finir enceinte. Une heure plus tard, la moitié du bordel bataillait déjà. Il lui faut un nom disait l'une. Il a un collier disait l'autre. Est-ce qu'on peut le garder demandait Misty. Nour faisait les yeux doux. La matrone céda vite. Gavril, ça sonne bien, qu'elle avait dit. Et parce que le nom d'Oakley était gravé sur le pendentif qui se trouvait là, l'affaire fut entendue.
Drôle de situation quand une horde de filles de joie débarquèrent au cœur du bourg pour faire déclarer le petit bout de chou.

Enfance étrange, mais pas dépourvue d'amour. Être couvé dans un bordel n'est pas commun il faut l'avouer. Mais il ne manque de rien sinon d'une éducation poussée. On lui apprend quand même à compter et à lire. Comme il le peut, il se goinfre d'histoire navale comme on en raconte des tas en ville. Son temps libre, c'est sur les docks qu'il le passe à observer les bateaux et à rêver d'être l'un de ces fringants capitaines qui embarquent si bien qu'il est commun qu'on doive venir le chercher pour ne pas qu'il passe la nuit dehors à contempler les mâts et à écouter les ivrognes. L'appel de la mer ne l'emportait pas encore sur l'appel de ses mères.

Petite mascotte du quartier, il se fait une drôle de réputation dans le bourg. Un petit gars qui singe les capitaines qu'il croise au bordel, parle comme un charretier, fait preuve du même esprit mesquin que celui de son entourage avec un courage à revendre, trop de mordant pour son propre bien et des boucles d'or pour qui on donnerait les dieux des mers sans confession. Sa petite célébrité l'amène à rendre des petits services, faire des livraisons, et il a tout juste huit quand il passe la porte de la jolie maison d'un membre local de la guilde.

La famille a un fils du même âge : Eren. Le duo le plus improbable qui soit. Le petit bourgeois et l'enfant des quartiers élevé par des filles de joie s'entendent bien. Il faut dire qu'ils ont une passion commune, la mer. Et qu'ils se complètent parfaitement bien. L'un, riche intelligent, cultivé. L'autre retors, rusé, avec ce qu'il faut de misère pour avoir appris à mordre et à recevoir des rossés sans se plaindre.

L'un entraîne l'autre, l'autre entraîne l'un. Entre deux bêtises, le serment de se retrouver sur le même navire. Jamais rien ne devra les séparer. Amis à la vie à la mort. Paumes de main tranchées, pacte de sang scellé d'une poignée. Ils ont dix ans, et ils deviendront des marins célèbres.

Ils ont douze ans. Une barque abandonnée sur les quais, hisser à deux l'unique voile d'un tout petit mât n'est pas bien compliqué. Ils dérivent, vivent leur première aventure en mer. Mais les courants sont traîtres, les emmènent au large. La houle se lève, le vent avec. Eren manque de mourir en tombant à l'eau. Gavril l'aide à se tirer de là. Quand ils finissent par s'échouer sur une plage de l'île, Gavril est persuadé que l'eau elle-même a aidé à ce qu'Eren puisse remonter à bord. L'apparition d'une curieuse marque sur son avant-bras ne l'émeut pas plus que ça. C'est le sel. C'est un rash. C'est les frottements avec le bois de la vieille barque. Rien d'important. Si ?

Seulement Eren, lui, n'est ni inculte ni dupe...
Par chance, il est loyal.

La nouvelle de leur erreur fait vite le tour de la famille du bourgeois. Gavril, lui, se cache de peur qu'on lui reproche d'avoir entraîné son ami dans quelque chose de stupide. Il restera au bordel pendant deux semaines sans mettre un orteil dehors. Le fait est que l'appel des docks est trop pesant, qu'il finit par sortir et qu'on le cueille pour l'amener devant le père d'Eren.

On va le fouetter. On va le battre. On va l'envoyer dans une cale à ramer dans une galère pour y mourir de vieillesse à... vingt ans au moins !

Il n'y a pourtant ni fouet, ni maître rameurs, pas plus qu'il y a de rage dans les yeux de la famille. En fait, il y a tout l'inverse. Eren n'a pas manqué d'expliquer qu'il est en vie grâce à Gavril et c'est tout ce qu'on retient de lui. On l'accueille presque comme un égal. On oublie qu'il n'est qu'un moins que rien élevé par les filles de joie d'un bordel. Son extraction ne compte plus, il a sauvé le fils d'un marchand, au péril de sa propre vie, en plus de ça.

On lui propose un travail, un vrai. On lui propose un lit. On lui propose des repas, des vrais. Et plus ou moins de vivre ici au manoir de la famille. Il ne renie pas pour autant celles qui l'ont élevé, mais force est de constater qu'entre une famille marchande qui pourrait bien lui permettre de monter légalement sur le pont d'un navire, et une maison de passe où il finira sans doute videur, puis au mieux proxénète, le choix est vite fait.

Sa nouvelle place, comme convenu, lui offre de suite bien des opportunités de se rapprocher de son rêve de toujours. Pas plus tard que quelques mois après son intégration à la famille, il foulait les planches de la Vivenef et aidait à préparer un premier voyage de plusieurs mois auquel évidemment, par quelques manigances et négociations Eren et lui purent participer.

Un nouveau séjour en mer bien étrange ou, à l'évidence, il sut qu'il était à sa place. Que ce soit à faire le singe dans les huniers, au nid de pie ou sur le pont. Il se sentait si bien qu'il avait l'impression que le vent lui-même lui parlait. Il était sûr qu'il pouvait même parfois prédire les changements d'intensité et de direction des rafales. Sans savoir comment, ou pourquoi, quelque chose se passait. Il était à sa place. Incroyablement à sa place, même et jamais de sa vie il ne s'était senti aussi vivant qu'au cœur de la houle, sous un vent mordant, les cheveux granuleux de sel.  Et cette impression d'avoir une emprise sur les éléments qui l'entouraient avait quelque chose de plus grisant encore.

Une emprise sur les éléments qu'il chercha à mettre à profit et d'instinct à entraîner, tant et si bien qu'après des mois d'efforts, c'est très fier de lui qu'il essaya d'apporter la preuve à Eren qu'il était en mesure de commander à l'eau. Un fond d'eau dans un seau, la démonstration qu'il arrivait à faire des bulles, à faire danser les mini-vaguelettes. Il s'attendait à ce qu'Eren soit fasciné. Au lieu de ça, il l'invita à garder ça sous le sceau du secret. C'est parfois mal vu, disait-it. Et planque ta marque aussi, qu'il avait ajouté. La marque, son rash, la brûlure accentuée par le sel... Gavril malgré son déni dût bien admettre qu'elle ressemblait beaucoup trop à un symbole pour n'être qu'une réaction cutanée. Qu'elle ne le brûlait pas. Et que peut-être il serait sage de la planquer, en effet...

D'autant qu'avec le temps il avait pu remarquer que les marins étaient du genre bornés et affreusement superstitieux.
Bien sûr, ça ne l'empêche pas de continuer, seul, à s'exercer. Sur terre, sur mer, dès qu'il le peut. Assez pour qu'au fil des années qui défilent, il affûte suffisamment son don pour commencer à être en mesure de faire dévier le sens du vent. De pouvoir deviner à coup sûr quand arrivera la prochaine bourrasque. Et même à créer un peu d'écume en surface d'un océan calme.
Est-ce que c'est utile ? Pas vraiment. Pas pour l'instant, en tous cas. D'autant que finalement, la seule chose qui lui importe est encore de continuer les voyages en mer.

C'est dans l'ombre d'Eren qu'il grandit, laissant à son ami l'occasion de reprendre parfois ses propres réussites à son compte, prévenant ses erreurs, donnant les indications que ses dons lui permettaient de ressentir ou plus généralement en agissant en amont. Un travail de second, dans le fond qui lui convenait parfaitement bien.

Ils ont vingt ans. Eren se targue d'être l'un des plus jeunes Capitaines du coin. On ne lui a pas offert le commandement de la Vivenef de la famille, mais un joli sloop pour commencer à honorer des livraisons simples et rapides, oui. Gavril est son second, ça va de soi. Les choses auraient pu être formidables. Mais les beaux yeux d'une malchanceuse vont bien vite prouver que la jalousie peut empoisonner tout, même des amitiés sincères.

Elle s'appelle Caly. Elle joue de la musique lors d'une soirée mondaine. Ils ont les mêmes goûts, Gavril et Eren. L'un l'emporte, l'autre le vit mal. Conscient qu'il risquait de faire souffrir son ami, Gavril choisit de taire la relation qui naît. Eren qui l'ignore continue ses tentatives, qui ne mènent à rien. Quitte à essayer de s'élever en rabaissant les autres pour chercher à sortir du lot. Elle l'éconduira toujours.

Les choses se gâtent. Les premières courses d'Eren le rendent mauvais et mesquin. Le pouvoir lui monte à la tête. Il est maintenant Capitaine, certes, et tenir un équipage n'est pas aussi facile qu'il l'imaginait. Les hommes aiment défier l'autorité et se sentent plus proches de celui qui n'est pas officier. Gavril, en l'occurrence. On le félicite pendant qu'on ignore Eren. Le Capitaine voit rouge. Le voilà à devenir stupidement injuste et à en exiger beaucoup trop à son second. À lui reprocher ses réussites. Parce qu'évidemment, ce sale petit enfant de putains – au pluriel, il y tenait – faisait tout ça pour lui voler sa place.

Arrive l'annonce. Gavril et Calypso, fiancés. Coup de poignard dans le cœur déjà amer d'Eren. Il voit rouge. Comment ce sale petit moins que rien avait osé s'inventer une amitié avec lui, juste pour devenir son second et essayer de le supplanter ? Lui ravir le respect de son équipage c'est une chose. Menacer son rôle de capitaine c'était déjà beaucoup. Mais il lui volait aussi la fille de ses rêves ?

Un nouveau périple. Gavril a un drôle de pressentiment, mais il embarque malgré tout. Deux mois en mer, une nouvelle livraison. Il songe déjà au retour. Mais un retour, il n'y en aura pas. Il est rossé dans une taverne par un groupe de locaux, poignardé, laissé pour mort. Trois autres membres d'équipage sont tués en cherchant à le défendre. Eren, présent, n'intervient pas. Pire, il échange quelques mots avec les assaillants, et quitte les lieux.

À son retour à Temerys, il aura sa propre version des faits. Gavril était de mèche avec des criminels. Il souhaitait tendre une embuscade, voler la cargaison et le navire. Ambitieux qu'il était, il comptait devenir capitaine par la force. Et qui remettrait en doute la parole du fils d'un marchand ayant pignon sur rue hein ? L'équipage sait que des marins sont morts dans la rixe. Ils confirment sans savoir. Et en quelques jours à peine le sort de Gavril est scellé. C'est un traître mort en tentant une manœuvre sournoise et cruelle.

Mort ? Mort il ne l'est pas, non.

Abandonné à son sort, il aurait effectivement pu pousser son dernier souffle sur Jahar, dans cette taverne peu engageante où on l'avait poignardé, mais non, le sort joua en sa faveur. Une bonne âme – ou presque – de passage, un truchement dont il ignore encore à ce jour tout, et le voilà qui émerge près d'une quinzaine de jours plus tard, alité dans un bui-bui bizarre et plus que modeste avec à son chevet un drôle de duo.

L'une se présente d'emblée comme étant une shaman d'Opal. Qu'elle a soigné ses plaies. L'autre assassine le mythe de la figure magique débarquée d'on ne sait où pour lui sauver la couenne : ils ont compris qu'il savait naviguer. Ils ont un boulot qui s'achève sous peu. Ils vivent dans la clandestinité, se sont récemment fait griller à revendre des écailles d'océanides. Leur capitaine s'est fait la malle avec une partie du butin et ils ont besoin d'aide pour mettre les voiles. Or, puisqu'ils l'ont sauvé, il leur doit bien ça, non ?

Destination ? Kelona évidemment. Des braconniers recherchés à pirates, il n'y a qu'un pas. Et dans le fond... Kelona est presque sur la route de Temerys.

Problème : le Brick volé appartenait à un marchand lui aussi natif de Temerys. Et alors que la joyeuse bande de malandrins s'octroyait un petit détour vers Kelona, le malheureux marchand lui, accourait chez lui pour essayer d'être remboursé d'une partie de ses avoirs auprès de la Guilde et des assurances de ses armateurs. Et il ne manquerait pas de raconter ce qui lui était arrivé et comment un grand dadais blondinet aux yeux bleus portant encore une tunique marquée du sceau d'une famille marchande de Temerys s'était emparé de son navire en compagnie de criminels locaux.

Des salopards, il en avait croisé un paquet, Gavril. Mais l'équipage de fuyards battait des records. Un concours de fou dangereux. D'anciens déserteurs, des assassins notoires, des pillards, un ou deux contrebandiers, un terroriste indépendantiste, un groupe d'illuminés sectaires et deux trois détrousseurs – tous confraternellement liés par le braconnage ça va de soi. Parler d'équipage tenait d'ailleurs de la blague puisqu'il n'avait pour l'heure aucun navire.

La première vraie action répréhensible de Gavril ne fut donc pas des moindres, puisqu'il participa de manière plus ou moins active au vol d'un vaisseau. Un brick laissé à quai par l'équipage de marchands fatigués d'une longue traversée. Rien de glorieux. D'autant que la fuite en mer qui s'en suivit ne fut pas la plus simple. Ils ne doivent leur salut que grâce à la naissance d'une tempête, une chance inouïe et une certaine expérience de la mer de la part du jeune capitaine.

La traversée ne se fait pas sans heurt, mais ils parviennent finalement à atteindre la port souhaité où l'équipage, ravi de son petit périple, ne tarit pas d'éloges concernant le capitaine Oakley. Une publicité dont il se serait bien passé, à l'époque. C'est qu'il comptait bien revenir à Temerys, retrouver son ami – oui il ignorait encore tout de sa trahison – et sa fiancée. Problème : les rumeurs vont vite. Plus vite que Gavril, et il n'eut même pas encore le temps de réellement essayer de trouver des gens avec qui voguer pour rentrer chez lui qu'on lui amenait un avis de recherche à son nom.
Comme un malheur n'arrive jamais seul, l'avis de recherche en question était joint aux accusations. Vol d'un navire, sédition et actes de pirateries certes. Mais aussi une mutinerie supposée et l'échec d'une tentative d'insurrection envers Eren. Rien que ça...

Le voilà malfrat malgré lui, avec une esquisse de crédibilité aux yeux d'anciens braconniers, abattu à l'idée d'avoir été trahi par son ami de toujours, et au fond du trou face à l'idée que sa fiancée devait certainement avoir renoncé à ses vœux considérant sa situation. Pirate par la force des choses. Il fallait bien avouer que c'était assez peu commun.

Frustration et colère s'y ajoutent. Gavril est jeune, impétueux, pas le plus malin qui soit. Et il est presque considéré comme un capitaine digne de ce nom. Les vauriens qui l'ont accompagné n'ont pas cherché à le doubler. Ils semblent encore considérer que le brick est à lui. Une forme de providence, non ? Il est devenu Capitaine... et respecte donc par la force des choses, ce pacte de sang signé pendant l'enfance.

Faute de pouvoir retrouver sa presque promise, il se mettra bêtement en tête d'essayer d'attirer l'attention. Son navire est renommé en son honneur. Calypso. Il regroupe quelques forbans, et se dit qu'accepter le rôle qu'on lui colle pourrait bien l'aider à faire assez de bruit pour qu'on parler de ses œuvres chez lui. Un Capitaine Oakley à bord du Calypso. Il s'imagine pirate au grand cœur, vaurien et gentleman à la fois.

Une fichue erreur. Parce que la vie de pirate ne laisse pas de place aux belles idées de ce genre. Pire. Essayer d'être bon joueur pousse les victimes à la révolte. Il lui faut moins d'une année pour changer radicalement d'avis. La peur la plus saisissante est toujours la manière la plus simple de faire les choses sans trop de heurts. Les gens qui se pissent dessus de trouilles sont moins tentés de vouloir batailler. Il aura au moins le mérite d'avoir essayé d'être noble. Mais puisque ça ne fonctionne pas, autant opter pour l'opposé. On ne fait pas d'omelette sans casser des œufs...

Et s'il lui arrivait encore d'avoir parfois quelques élans de bienveillances, des souvenirs qui il était avant, la nouvelle venue de Temerys lui annonçant le mariage à venir d'Eren avec son ancienne fiancée suffit à lui faire tirer un trait sur tout ce qui le rattachait encore à son monde. Adieu le marin modèle. Il embrasse la vie de pirate. Il ne deviendra pas un grand nom de la marine marchande ni un ponte de la Guilde. Il deviendra un pirate. Du genre à avoir un nom qu'on cite dans les légendes et dont les histoires servent à faire peur aux mômes.

Alors il se perd vite à cette vie. Trop vite. Comme si, finalement, il fallait qu'il dévie et dérape et mette tout derrière lui. Pourquoi vivre dans le sillon d'une ordure qui l'aura trahi ? Pourquoi se priver ? Pourquoi être humble quand on peut avoir l'ambition de tout avoir. Pourquoi avoir bon cœur quand le monde entier est fait pour ceux qui n'ont pas de scrupules. Si les vagues et les flots sont féroces, c'est bien parce qu'il faut des gens forts pour essayer de les dominer. La mer et ses difficultés séparent le bon grain de l'ivraie !

Aidé par ses comparses, anciennement braconniers, le voilà à arpenter les mers à la recherche de proie. Une Shaman pour l'aider. Des marins pour tisser avec lui sa légende. Et beaucoup de déni pour trouver des excuses à ce qu'il fait. Il n'agit pas pour lui. Il agit par... par souci de justice, tiens. Il fend les mers pour un jour tomber sur celui qui l'a forcé à épouser cette voie-là.
Il ne tue pas par plaisir, mais parce qu'il n'a pas le choix. Et dans le fond il n'est pas un pirate parce qu'il fait de mauvais choix. Il est un pirate parce que les aléas de la vie l'ont décidé et qu'il n'a pas le choix. Et quitte à embarquer dans une voie qui n'est pas la bonne, autant le faire avec panache et virtuosité.

Les flots, le vent, la bataille, sa maîtrise de ses dons. Gavril s'y noierait. Il prend plaisir à cultiver son propre mythe qui plus est. À surveiller l'évolution de ses primes. À narguer qui peut l'être et à toujours veiller à signer ses crimes en mer.
Les années passent. Gavril s'est définitivement oublié. La vie n'est qu'un spectacle. On vit, on crève, et il convient de meubler l'entre-deux de la manière aussi furieuse et plaisante qui soit. Il n'y a que deux types de personnes dans ce monde : ceux qu'on célèbre et ceux qui sont trop faibles pour croire en leur propre légende.

Ainsi il avale les années, tissant rapine après rapine une fresque de crimes et de pillages. Opportuniste, cruel, cynique jusqu'à l'os, il se taille une réputation solide auprès des siens. Affûter année après année sa maîtrise des flots et des vents lui permet bien entendu de réaliser certains exploits qui composent les récits qu'on fait de lui dans chaque taverne.

Mais voilà. À aimer écouter les contes de ses propres aventures, on finit presque par devenir une caricature de soi-même. Un peu de désinvolture, trop d'ambition, une fierté mal placée et un nom du passé qui ressurgit au mauvais moment. Le Capitaine Oakley reconnaît un jour, par hasard, un pavillon de Temerys et la vivenef qui l'arbore. Il en était certain : Eren était à bord de ce navire. Sans doute à la barre, même.

Le branle bas est donné, la bataille débute. Elle est furieuse. Le Calypso est ravagé, l'abordage est une catastrophe, mais Gavril n'a qu'une idée en tête : se venger. Sabre au clair, il se retrouve face au capitaine retranché dans sa cabine dont il enfonce la porte. Eren est là, barrant sa progression, cachant derrière lui deux enfants et une femme qu'il reconnaît immédiatement. La réciproque n'est pas vraie. Il a trop changé pour qu'on le remette. Et il n'aura pas le temps de se présenter. Eren a profité de sa confusion pour se fendre. Un coup de sabre et puis plus rien. Rideau.
Quand il ouvrit les yeux, les rares survivants du Calypso essayaient tant bien que mal de rafistoler les blessés à bord d'un radeau miteux fait de débris. Une défaite cuisante pour entacher la légende, ça c'est sûr.

Lorsqu'ils sont repêchés et ramenés à bon port, les quelques survivants refusent pour la plupart de reprendre la mer en compagnie de Gavril. Oakley doit tout reprendre à zéro. Une chance qu'il avait fait enterrer, au gré de ses voyages, plusieurs trésors sur lesquels il parvient plus ou moins facilement à récupérer. De quoi s'acheter les services d'un bon Charpentier de marine. Et de faire rebâtir un nouveau navire. Le New Calypso. Ne lui resta alors plus qu'à retrouver un équipage pour reprendre la mer, repartir sur de nouvelles bases... et sans doute aussi pour réfléchir à une manière un peu plus intelligente d'obtenir vengeance. Eren doit mourir.