Toujours par deux ils vont

[ En italique, Velizar parle par la pensée ]

Les plans se mettaient en marche, les choses s’accéléraient. Velizar commençait à entrevoir l’avenir sous un nouvel angle, avec de nouvelles données et possibilités. Le retour de Caitlyn au château, ses propres fiançailles - qui étaient vues sous un très mauvais œil par son oncle-  les promesses faites à sa sœur dans l’espoir que cette table ronde soit organisée, … Les événements s’enchaînaient de plus en plus rapidement depuis qu’il s’était officiellement présenté au monde. Les autres îles se préparaient à la guerre pendant que lui s’organisait pour délivrer des esclaves et demander une rencontre au sommet avec les autres ducs de l’Archipel. L’idée était simple : gagner l’opinion publique petit à petit. C’était une chose sur laquelle Nikolaï ne s’était jamais appuyé et pourtant, Velizar se rendait compte aujourd’hui à quel point ça pouvait avoir un impact dans la balance.

Et pour se faire, il fallait que le Roi s’entoure autant que possible de personnes loyales, fidèles, qui comprendraient ses agissements, et qui l’accompagneraient dans cette voie. Jusqu’à la mort si nécessaire. Il avait récemment compris qu’il pouvait parfaitement s’appuyer sur un entourage solide pour avancer et même pour l’aiguiller. La plus lourde tâche consistait à savoir qui serait cet entourage. S’il n’avait plus aucun doute au sujet de sa fiancée, Velizar étaient encore parfois incertain concernant quelques membres de sa famille. Où se plaçaient-ils ? Jusqu’où irait leur loyauté ?

Parmi toutes ces personnes, il en était une que le shaman était en train de forger avec soin. Il y passait un temps considérable et prenait garde à ne pas dévoiler ses intentions. Nikolaï commençait à avoir des doutes sur lui – si ce n’était pas déjà le cas depuis des mois - aussi, si Velizar s’affichait ouvertement en train d’entraîner un shaman en dehors des Camps de l’ Onyx que son oncle dirigeait, ce serait pratiquement une façon de dire qu’il se méfiait de lui et voulait sa propre armée de shamans. C’était là tout le problème du Roi. Son oncle, Nikolaï, était à la tête des magiciens qui l’entouraient. Il était donc trop difficile de savoir lesquels étaient plus loyaux au Roi qu’à son oncle. Alors oui, Velizar prenait du temps, pour le passer avec certains shamans, pour les caresser subtilement et acheter leur loyauté. C’était un travail sans fin, qu’il espérait au moins utile. Mais avec Ronan, une certaine proximité se construisait. Il se retrouvait parfois dans ce qu’il voyait chez lui. Et il avançait avec prudence, la confiance n’étant pas quelque chose qu’il pouvait se permettre d’offrir facilement.

Et c’était dans cet état d’esprit qu’il avait quitté les doléances de l’après-midi pour rejoindre Ronan. Il voyait énormément de potentiel en lui. Déjà parce qu’il avait su développer un niveau assez impressionnant dans sa magie, seul, sans contact avec l’Onyx, vers le contrôle de l’esprit. Ce qui était remarquable. Mais aussi parce que Ronan désirait en apprendre plus, aller plus loin, tester ses propres limites et atteindre des sommets dans l’exploitation de ses propres pouvoirs. Une ambition que Velizar partageait depuis toujours. Il était probablement le mieux placé pour l’aider à atteindre tout cela. Il y avait une certaine ironie dans le fait que le Roi ait dorénavant deux élèves sous son aile, de façon plus ou moins officieuse. Deux personnes qu’il espérait voir à ses côtés coûte que coûte, jusqu’à la fin. Elowen pour briller à ses côtés, Ronan pour agir dans son ombre.

Le Roi n’eut besoin d’aucun geste pour indiquer à ses gardes de rester à l’extérieur du bâtiment. La tour, sombre, semblait le narguer depuis un an, depuis qu’il avait mis les pieds sur Fedja, depuis qu’il avait conquis ce château. Château dont on lui avait refusé l’accès dès la naissance. Naissance illégitime sur laquelle son oncle avait pu s’appuyer jusqu’ici pour se servir de lui tel un pantin. Ses pensées le firent grimacer. Les lianes infernales de ses pouvoirs sans arrêt au aguets frôlèrent l’élève – l’ami ? - le cherchèrent, se signalèrent. Respect mutuel jamais réellement évoqué de vive voix, il se fit doux, montrant sa présence, lui qui était d’ordinaire si subtile, si invisible, qu’on ne le remarquait pas. Velizar ne savait pas exactement ce qui le conduisait à agir ainsi envers Ronan. Véritable curiosité menant à une entente qu’il commençait à chérir ? Ou besoin maladif d’acheter sa loyauté d’une façon ou d’une autre ?

Il passa le seuil quand la porte lui fut ouverte. Son regard d’ébène se posa tranquillement sur l’autre shaman qu’il salua d’un rapide mouvement de la tête, avant de se mettre à balayer l’endroit.

- A merveille, répondit-il plus par habitude que par réelle sincérité.

Il fit quelques pas, observa les torches et les autre portes présentes puis l’escalier de pierre en colimaçon, pendant qu’on refermait la porte dans son dos. Ses doigts frôlèrent une statue ébréchée de dragon qui trônait sur le poteau de la balustre. Doigts qu’il retira immédiatement en sentant un léger courant passer au travers.

- Cet endroit m’a toujours…

Fasciné ? Non, ce n’était pas le terme… Apeuré.

Voilà une franchise à laquelle il ne s’attendait pas de lui-même.

- Montons, ordonna-t-il en posant le pied sur la marche.

Au première étage, une vitre brisée, une porte entrouverte, qu’il franchit lentement. Un bureau, des parchemins éparpillés partout. Près de cinquante ans d’abandon - à cause de son grand-père paternel qui avait décidé de démantelé le premier Onyx et avait ainsi fait courir à sa perte l’organisation shamanique dans sa totalité – avaient laissé de la poussière sur tous les meubles. L’endroit sentait l’humidité. La magie vibrait dans chaque coin de la pièce. Il la parcourut, curieux.

- J’ai pour projet de refonder un Grand Ordre Shamanique et d’imposer à quiconque possède des pouvoirs, non seulement une formation assidue, mais de se rendre utile pour le royaume. Et pour le peuple, annonça-t-il, comme s’il se parlait à lui-même.

Ce qui n’était pas le cas, puisqu’il leva le regard sur Ronan, en attendant une réaction, un conseil, ou quoi que ce soit d’autre.

[ En italique, Velizar parle par la pensée ]

Sous ses pieds crissaient les parchemins trop secs, abandonnés là par un quelconque érudit quelques décennies plus tôt. Le vent qui s’engouffrait dans quelque brèche de la fenêtre émettait un son funeste qui aurait fait fuir le plus courageux des adolescents à la recherche d’un peu de frisson. Mais Velizar ne prêtait pas attention à tous ces détails. Il posait le regard sur les étagères, sur les livres qu’elle renfermait, les bibelots qu’elle contenait, la verrerie qui y trônait. Les pensées du Roi, qu’il ne cachait pas à son apprenti, s’envolèrent deux générations plus tôt, se demandant si celui qu’on appelait le Meneur d’âmes, le fondateur du tout premier Onyx, avait mis les pieds dans cette tour, y avait étudié, travaillé, ou quoi que ce soit d’autre. On parlait de lui dans les livres – ces livres-là même qui avaient été banni du reste de l’Archipel, évidemment, et que l’Onyx avait pu retrouver grâce à des recherches acharnées – et il se demandait si son propre nom figurerait un jour dans les ouvrages également. Se souviendrait-on juste de lui comme celui qui avait assassiné des gens ? Ou prendrait-on en compte la grandeur de son Onyx ? Quelqu’un se rendrait-il compte qu’il avait fait ce que personne d’autre n’avait accompli avant lui, rassembler les shamans dans un but commun en exploitant la totalité de leurs pouvoirs ? Les doigts glissant sur la rainures des libres poussiéreux, il écouta Ronan sans se tourner vers lui. Il n’en avait pas besoin, leurs esprits se connectaient doucement l’un à l’autre.

- D’autres enseignements ? Demanda-t-il, curieux.

Il attrapa un livre au hasard, souffla dessus. Le titre était presque illisible. La verveine et ses remèdes. Il le replaça sur l’étagère et se tourna enfin vers Ronan.

- N’est-ce pas déjà ce que je fais ? Les shamans qui se révèlent être les meilleurs deviennent à leur tour formateurs et ont la chance de travailler à nos côtés. Ils sont considérés comme des nobles et ont un tas de laisser-passer, quant bien même certains d’entre eux sont de basse naissance. Je vais même en épouser une, souligna-t-il, sourire moqueur au visage.

Il y avait déjà la compétition de fin de formation dans les Camps de l’Onyx. Mais elle ne ressemblait en rien à des jeux qui pourraient attirer le grand public. Celle-ci servait à départager les shamans entre eux, pour leur assigner un rang, une place, dans l’Onyx. Ils n’étaient que trois, à l’issue de cette compétition, à avoir une place de choix à ses côtés.

- Des jeux… répéta-t-il, pensif.

Rendre la possibilité de travailler pour le Roi plus attractive le faisait grincer des dents. Il était évident que ce serait cent fois plus logique qu’ils le supplient tous, à genoux, pour en arriver là. Mais Velizar savait aussi pertinemment que sa façon de penser et d’agir n’avait pas été la bonne jusqu’à maintenant. Et c’était précisément pour cette raison qu’il avait décidé d’en parler avec quelqu’un d’autre. Depuis six ans, les Camps n’avaient recruté des shamans qu’en les corrompant, en insistant, en menaçant même parfois – et Ronan n’en faisait pas exception, même s’il n’avait pas eu à passer par les dits camps. Les rendre attractifs serait plus compliqué mais…

- Maintenant que notre nom et mon visage sont connus, pourquoi pas, après tout. Faisons un appel d’offre, proposons des places pour la cession de l’année prochaine, de façon ouverte. Nous organiserons ces fameux jeux pour permettre à chacun de voir ce que nous apprenons à nos Onyx. Il faudra, évidemment, protéger Rosebay Cay autant que possible. Parles-en à Elowen, Abel et Jezal en priorité. Vois leur opinion à ce sujet et donne leur le mien. Ensemble, vous réfléchirez à la meilleure façon de s’y prendre. Il faudra… modifier quelques petites subtilité à nos Camps, s’ils doivent devenir attractifs.

Les cachots, les fouets, la privation de nourriture et les conditions de vie insalubres, entre autres. Velizar avait déjà son Onyx de toute façon. Il ne lui restait qu’à recréer un nouvel ordre shamanique global, pour pouvoir les avoir sous la main. S’ils étaient moins bien formés, moins puissants, il s’y intéresserait simplement de loin.

Il poursuivit la visite de la pièce jusqu’à revenir à la porte. Il en effleura la poignée, ressentant de nouveau ce courant électrique.

- Je me demande si…

Velizar tendit ses pouvoirs vers cette poignée. Il en ressentait l’intensité, comme si une centaine d’âmes se tenaient tout près, mais inaccessibles à la fois. Il stoppa rapidement l’expérience, ayant peur de se perdre dans un quelconque passé. Il quitta la pièce et poursuivit sa visite :

- Comment se passent tes entraînements ? As-tu pu mettre en pratique ce que je t’ai montré ?

Le Roi avait ses propres techniques pour utiliser l’opale noire. Évidemment, chaque shaman développait les siennes. Mais il avait partager une partie de ses habitudes à son élève. Il lui apprenait ainsi à devenir discret, presque invisible, quand il s’insinuait dans l’esprit des gens, à y fouiller de façon raisonnable pour trouver l’information de choix, tout en détournant l’attention sur une douleur fictive quelconque.

- Je ne t’ai pas fait venir ici pour rien à vrai dire. J’ai un projet et pour l’accomplir, j’ai une mission à te confier.

Il entra à ce moment dans une nouvelle pièce, presque vide celle-ci, hormis une table qui trônait au centre. Il s’y rendit, appuya ses reins dessus et croisa les bras :

- Souhaites-tu t’entraîner avant de l’entendre ? Demanda-t-il avec un sourire carnassier.

A peine avait-il prononcé ces mots qu’il déploya les lianes de ses pouvoirs et chercha à provoquer son ami, à tester ses limites et ses remparts.